Pensez à quelqu'un que vous avez croisé aujourd'hui : votre chéri(e), un ami, une collègue, un voisin; peu importe. Qu'est-ce qui vous prouve que cette personne à laquelle vous pensez possède une conscience ? Alors bien sûr les êtres humains qu'on croise tous les jours on l'air conscients, ils sont éveillés, ils s'expriment, ils réagissent quand on leur parle, mais ce qu'on appelle la conscience c'est un peu plus que ça.
Du matin au soir, dans nos têtes, se joue un film intérieur, on a des pensées, des sensations, des émotions, on ressent des choses, on vit ce qu'on appelle une expérience subjective. Et qu'est-ce qui me prouve que les gens que je croise tous les jours eux aussi vivent ça à l'intérieur ? La conscience a beau être le phénomène le plus immédiat auquel on soit exposé quotidiennement, il n'y a pas de consensus clair sur ce qu'elle est vraiment.
On ne comprend ni pourquoi ni comment elle existe. Pour certains la conscience c'est juste une illusion et pour d'autres il s'agit carrément du plus grand mystère de l'univers. Pour expliquer l'existence de cette conscience subjective, on peut faire appel à la science, mais on va voir que c'est aussi un problème qui est largement philosophique et qui nous renvoie à des questions sur la nature profonde de ce que nous sommes et du monde qui nous entoure.
Pour vous en parler aujourd'hui, j'ai donc décidé de faire équipe avec un philosophe, un vrai, j'ai nommé Thibault de la chaîne monsieur Phi. Alors Thibault, qui es-tu et qu'est-ce qu'on trouve sur ta chaîne ? Bonjour David et merci pour l'invitation.
Je suis prof de philo et logicien et sur ma chaîne, on aborde tous les champs de la philosophie. Et contrairement à l'idée qu'on s'en fait parfois, je pense que la philosophie est plutôt proche des sciences en ceci qu'elle partage les mêmes ambitions de connaissance et de compréhension du monde par des moyens rationnels. Et en particulier sur un sujet comme la conscience, il me semble très bénéfique de faire travailler ensemble les sciences et la philosophie.
Ok, mais avant qu'on attaque rassure-moi, t'as bien une conscience toi ? Alors, laisse moi vérifier. .
. [bruit numérique] Ouais c'est bon, j'ai une conscience. ♪ [Générique] ♪ Notre conscience, notre vie mentale intérieure, est riche de tout un tas de phénomènes : des perceptions sensorielles comme par exemple des sons, des odeurs ou des couleurs; mais aussi des sensations intérieures comme des douleurs ou des démangeaisons.
Dans notre flux de conscience on trouve aussi des émotions comme la colère ou la joie et des pensées plus ou moins complexes qui ont toutes un ressenti particulier, spécifique. Si par exemple là je pense à un plat de spaghettis, ça ne provoque pas en moi la même expérience intérieure que si je pense à une grosse araignée velue ou à Jennifer Lawrence. Tous ces phénomènes mentaux qu'on expérimente en permanence semblent en apparence très différents des phénomènes physiques qui agitent le monde qui nous entoure.
Le monde physique ce sont des objets qui se déplacent, des particules qui intéragissent, des réactions chimiques qui se déroulent et à première vue, on ne voit pas très bien comment expliquer notre expérience consciente, notre vie intérieure avec toute la richesse qu'elle contient, juste avec des particules et des réactions chimiques qui s'enchaînent. Notre conscience et le monde physique semblent deux choses totalement différentes. Mais est-ce qu'on peut aller au delà des apparences ?
Qu'est-ce qui nous fait dire que les phénomènes mentaux seraient à part ? Et bien, suppose que je te dise que j'ai une douleur très vive au bras. Qu'est-ce que tu ferais pour étudier ce phénomène ?
Et bien, j'examinerais ton bras pour voir s'il y a des bleus ou des blessures. Peut-être que je te ferais passer une radio pour voir s'il n'est pas cassé. Mais ce que tu verrais sur mon bras ou sur la radio, est-ce que ce serait vraiment ma douleur ?
Tu verras peut-être une fracture et tu supposeras que cette fracture cause ma douleur, mais la fracture est un phénomène physique et elle est en soi tout à fait distincte de ma douleur, qui est un phénomène mental. Savoir s'il y a une fracture, cela n'a rien d'immédiat et surtout l'erreur est possible. Même si je voyais mon bras tordu et sanglant, cela pourrait être du maquillage, ou une illusion d'optique, ou bien mes os pourraient être en faits en caoutchouc.
Ce n'est pas absolument impossible, ce serait juste surprenant. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a un sens à distinguer entre croire avoir une fracture et avoir réellement une fracture, entre l'apparence et la réalité de la fracture. Maintenant, suppose que tu m'as fait passer tous les tests médicaux possibles et que tu n'as vu aucune fracture, ni aucune anomalie à quelque niveau que ce soit.
Pourrais-tu finir par me dire: "Ecoute, je pense que tu fais erreur sur ta douleur, on a bien regardé ton bras, il n'a rien, donc tu crois avoir mal, mais en fait tu n'as pas mal. " Non, quand on a mal, on a mal, on le sait tout de suite, on ne peut pas se tromper sur le fait qu'on a mal. En effet, autrement dit, il n'y a pas de sens à distinguer entre l'apparence de la douleur et sa réalité, l'apparence de la douleur est la douleur, croire avoir mal, c'est avoir mal et en cela, c'est un état très différent d'un état physique comme une fracture.
La connaissance d'un état physique n'est jamais immédiate et elle reste toujours faillible, tandis qu'il y a quelque chose d'immédiat et d’infaillible dans la connaissance que j'ai de mes propres états mentaux. Ce qui est paradoxal, c'est que si je suis certain, moi, de ressentir une douleur, en fait je suis le seul à pouvoir le savoir avec certitude, c'est un truc totalement personnel, alors qu'un événement physique, comme le fait qu'il y ait une fracture, ça on peut le savoir tous les deux en regardant par exemple la radio ou bien mon bras. C'est vrai, nous vivons tous dans le même monde physique, mais la conscience que nous en avons est une expérience absolument individuelle et incommunicable.
Cette connaissance immédiate et infaillible que j'ai de mes propres états mentaux est condamnée à rester privée. J'aurais beau hurler de douleur en te montrant mon bras tordu, ça ne te fera pas connaître ma douleur. Tu pourrais essayer de l'imaginer, tu pourrais aller jusqu'à te casser toi-même le bras par curiosité.
C'est un peu extrême là, quand même. Mais surtout c'est inutile car ce ne sera jamais que ta douleur que tu connaîtras et non la mienne. Pour connaître vraiment ma douleur, il faudrait en quelque sorte en faire l'expérience à ma place, il faudrait être moi.
En cela, les états mentaux sont subjectifs, c'est-à-dire qu'ils se rattachent à un sujet, à un moi. Cette différence entre un moi et le reste du monde est centrale pour comprendre ce qu'est la conscience et ce que sont les états mentaux. Donc c'est clair, les phénomènes mentaux ont un certain nombre de propriétés qui les distinguent singulièrement des phénomènes physiques, d'ailleurs ça se voit bien à la manière dont on les décrit.
Les phénomènes mentaux sont subjectifs, privés et du coup on les décrit en utilisant la première personne, "je ressens ceci", alors que les phénomènes physiques, c'est tout le contraire, ils sont objectifs, publics, tout le monde peut les observer et on les décrit en utilisant la troisième personne, "il se passe cela". Ça pourrait ne pas poser de problème particulier d'avoir d'un côté des phénomènes physiques et de l'autre des phénomènes mentaux qui seraient très différents, mais ce qui est étrange, c'est que manifestement ce ne sont pas deux mondes qui s'ignorent. Les phénomènes mentaux semblent intimement liés à certains phénomènes physiques.
Par exemple, on a tous cette idée intuitive que notre conscience serait localisée dans notre cerveau et même si on n'a jamais vu ou détecté directement la conscience et qu'on ne voit pas très bien d'ailleurs comment elle pourrait sortir de ce tas de matière flasque et humide qu'on a dans la tête, on voit bien qu'un certain nombre de nos états de conscience sont corrélés à des états cérébraux. Déjà, première chose, on est conscient quand notre cerveau est en état d'éveil, ce qui est un truc qu'on peut caractériser de façon physique, objective. On n'est jamais conscient quand notre cerveau est en état de sommeil profond donc ça montre bien qu'il y a un lien entre la conscience et le substrat cérébral et puis on sait que la conscience et le cerveau ont de multiples interactions réciproques.
Si je prends de l'aspirine par exemple, ça va calmer ma douleur, si je bois de l'alcool, mon flux de conscience va être légèrement perturbé et donc le physique agit sur le mental. Et le lien de cause à effet semble pouvoir se produire aussi dans l'autre sens, si je veux lever mon bras, si je décide de lever mon bras, cette volonté me semble mentale et pourtant à la fin mon bras se lève physiquement et d'ailleurs grâce aux différentes techniques d'imagerie cérébrale comme par exemple l'IRM fonctionnelle, on sait de mieux en mieux faire le lien entre certains états de conscience et l'activation de zones de notre cerveau. En résumé la situation est la suivante: notre conscience, nos états mentaux, semblent avoir des caractéristiques très différentes du monde physique et pourtant ces états sont irrémédiablement corrélés à des états cérébraux qui sont donc, eux, physiques.
Cette constatation forme ce que les philosophes appellent le problème du corps et de l'esprit et le premier à vraiment poser les bases d'une théorie pour essayer de l'expliquer, ça a été Descartes. Descartes a présenté un argument historiquement très important dans ses Méditations Métaphysiques. Son point de départ, c'est cette infaillibilité du mental dont on a déjà parlé, il n'y a pas d'erreur possible sur mes propres états mentaux et encore moins sur le fait que j'ai des états mentaux, c'est-à-dire que j'ai une pensée, j'ai un esprit.
Par contre, il n'est pas impossible que je me trompe entièrement sur le monde physique, tout ça pourrait n'être qu'une vaste illusion que je me construis moi même, comme dans un rêve, même si c'est très improbable. Conclusion qu'en tire Descartes, puisqu'il est possible de douter de l'un mais absolument pas de l'autre, c'est donc que le physique et le mental, le corps et l'âme, ce sont deux choses distinctes. C'est cette thèse de distinction de l'âme et du corps qu'on appelle dualisme cartésien.
Dit comme ça, le dualisme cartésien, ça me semble assez naturel, non ? Je pense que si on interroge les gens dans la rue, spontanément, la plupart seront d'accord pour dire que le monde physique existe, mais qu'ils ont aussi une âme, un esprit, un truc en plus qui leur permet d'agir sur leur corps et qui, avec un peu de chance, va même survivre à leur mort physique, d'ailleurs, on voit bien que toutes les grandes religions sont plus ou moins implicitement dualistes. Donc le dualisme à la Descartes, ça a l'air d'être une explication plutôt satisfaisante au problème de la conscience, sauf qu'en fait, elle n'est pas très populaire chez les gens qui ont un peu réfléchi au problème, qu'il s'agisse des scientifiques ou des philosophes.
Et oui, car si le dualisme explique bien les spécificités du mental par rapport au physique, par contre, il peine à rendre compte des interactions entre mental et physique. Comme tu l'as déjà dit, l'esprit semble agir sur le corps et réciproquement, mais comment l'expliquer dans un cadre dualiste ? Pour Descartes, le point d'interaction entre l'âme et le corps était une petite partie du cerveau, la glande pinéale.
Pourquoi là, et bien parce que c'était en plein milieu du cerveau qu'on ne savait pas à quoi ça servait. Alors maintenant, on sait à quoi elle sert, il s'agit d'une glande endocrine, donc qui sert à la sécrétion hormonale et qui produit notamment de la mélatonine qui est impliquée dans les rythmes biologiques, comme par exemple l'alternance de la veille et du sommeil. Donc Descartes se plantait sur la glande pinéale.
Mais de toute façon, où que vous logiez l'âme, le même problème se pose. Si les interactions entre l'âme et le corps sont des interactions causales, cela voudrait dire que lorsque ma volonté fait se lever mon bras, cet événement physique n'a pas été initiée par une cause physique. Ce serait donc littéralement surnaturel, arriver à bouger son bras par la pensée serait de l'ordre du miracle.
Et par conséquent, aujourd'hui, la plupart des philosophes de l'esprit rejettent le dualisme et lui préfèrent une autre thèse qu'on appelle le physicalisme ou parfois le matérialisme. La définition du physicalisme consiste à affirmer qu'il n'existe rien d'autre que le monde physique, tout n'est que matière, particules, mais il n'existe pas de substance supplémentaire telle que l'âme, l'esprit ou je ne sais quoi d'autre. Cette thèse du physicalisme peut paraître aussi assez naturelle, d'ailleurs elle est complètement en accord avec la manière dont on fait traditionnellement de la science.
En physique ou en chimie, l’âme ou l'esprit ne rentre pas dans les équations, ils ne font pas partie des choses qu'on prend en compte pour essayer d'expliquer le déroulement des phénomènes. Mais si on accepte cette thèse du physicalisme, il va falloir expliquer comment la conscience peut exister, pourquoi est-ce qu'on a des états mentaux, une vie intérieure subjective alors qu'on est juste un tas de matière et que d'autres tas de matière comme les cailloux, à priori, n'en ont pas. Une première variante du physicalisme pour essayer de répondre à cette question, c'est la théorie de l'identité esprit / cerveau.
C'est une théorie radicale qui dit que l'esprit n'est rien d'autre que le cerveau et que tout phénomène qu'on qualifie de mental est en fait simplement un phénomène cérébral et donc physique. On peut prendre une analogie avec l'existence de la vie. Pendant longtemps, on a pensé que la vie était quelque chose de particulier, de fondamentalement différent de la matière inerte.
Certains ont même imaginé qu'il puisse y avoir une sorte de fluide vital qui distinguerait les créatures vivantes des corps inanimés et c'était justement le mot âme, plus précisément psyché en grec et anima en latin, qu'on utilisait pour désigner ce principe qui anime les êtres vivants. Le vivant c'est l'animé, c'est-à-dire ce qui est doué d'une âme, ainsi distingué de l'inerte. Oui, l’âme a d'abord été une notion biologique qui ne renvoyait pas spécialement à la pensée.
On attribuait par exemple aux végétaux une âme, une âme végétative qui les fait croître et sans pour autant leur attribuer une pensée. Mais bon, on sait aujourd'hui que la vie n'a rien de fondamentalement mystérieux, c'est juste de la chimie très sophistiquée. Un organisme vivant n'est rien de plus qu'un tas de molécules très complexes qui interagissent et même si les propriétés des êtres vivants ont l'air très différentes de celles des cailloux, elles se réduisent en définitive à des propriétés physiques et chimiques.
En somme, pas besoin d’âme pour expliquer le vivant. Un organisme, c'est juste une machine physico-chimique très complexe et très bien réglée. L'un des premiers défenseurs de cette idée c'était justement Descartes, c'est le sens de sa fameuse thèse des animaux-machines et c'est donc seulement à la suite de Descartes que le mot âme va se mettre à renvoyer uniquement à l'esprit, l'âme qui pense et non plus l'âme qui anime.
Pour les tenants de l'identité esprit / cerveau, l'origine de la conscience serait en quelque sorte de la même nature mais un niveau au dessus. La conscience ne serait rien de plus que la résultante de phénomènes biologiques dont on n'a pas encore élucidé tous les ressorts, mais sans qu'il y ait besoin de faire intervenir quoi que ce soit d'autre. Mais cette thèse comporte malgré tout quelques difficultés.
Si on imagine par exemple que la sensation de douleur au dos corresponde à un certain état cérébral, ça paraît assez peu crédible que deux personnes qui aient toutes les deux mal au dos soient exactement dans le même état cérébral et si la conscience est une résultante de la biologie telle qu'on la connaît, ça voudrait dire que des formes de vie alternatives, par exemple extraterrestres, ne pourraient pas avoir de conscience ? On sent bien que cette vision de la conscience comme réductible simplement à des phénomènes biologiques est assez limitative. De même qu'on arrive à imaginer que des formes de vie puissent exister sans faire appel exactement au mêmes substrats chimiques que nous, par exemple l'ADN ou les protéines, on devrait pouvoir imaginer des formes de conscience associées et c'est ce qui a poussé les philosophes à développer une variante de l'approche physicaliste de l'esprit.
♪ [Générique] ♪ Alors Thibault, cette variante du physicalisme. Pour l'expliquer je vais faire un petit détour. Cette machine à une propriété très intéressante, quand tu lui donnes des nombres entiers en entrée, il en ressort la somme de ces nombres Oui, c'est juste un additionneur.
Une machine qui additionne, c'est incroyable ! Et on pourrait se demander, mais qu'est-ce que l'addition ? Est-ce qu'il y a une âme additionnante dans cette machine ?
Mais bien sûr que non, c'est juste un processus mécanique, physique et un système de crosse. Mais je suppose que tu ne peux pas dire que l'addition c'est précisément ce processus physique à base de crosses, sans quoi ça voudrait dire que les calculatrices modernes qui ne fonctionnent pas avec des crosses et bien en fait, elles ne sont pas capables d'additionner. Mais non, pour avoir une addition, il faut prendre des nombres en entrée puis filer un nombre en sortie qui soit la somme.
Mais peu importe la machine, qu'elle soit mécanique, électronique, on s'en fout, en fait, il faut juste qu'elle réalise la bonne fonction. Exactement, l'addition est une fonction qui peut être réalisée de toutes sortes de façons. On peut même construire un additionneur dans le démineur de Windows, pourquoi pas.
Et ce qui est vrai d'une fonction toute simple comme l'addition peut être tenu pour vrai plus généralement de toute fonction, c'est ce qu'on appelle la thèse de la réalisabilité multiple. Toute fonction, en gros, tout mécanisme qui transforme des entrées en sorties peut être implémenté de diverses façons dans des systèmes de natures très différentes. Maintenant, passons des machines qui additionnent aux machines qui pensent.
Si l'on est physicaliste, on doit croire que la pensée est le fruit d'un processus physique qui se produit dans l'organisme, de la même façon que l'addition est le fruit d'un processus physique qui se produit dans la calculatrice. Or on a vu que l'addition ne réside pas dans le processus physique particulier qui a lieu dans la machine, mais dans la fonction que celui-ci réalise et la thèse qu'on peut défendre alors, c'est qu'il en est de même pour la pensée. La pensée n'est pas le processus biologique particulier qui se déroule dans notre cerveau, mais c'est la fonction que réalise ce processus.
C'est cette thèse qu'on appelle en philosophie de l'esprit, le fonctionnalisme. La pensée est la fonction réalisée biologiquement dans notre organisme qui transforme, en gros, des entrées sensorielles en comportements. En fait pour le fonctionnalisme, on a une conscience parce qu'on est une machine à traiter l'information suffisamment sophistiquée.
Notre système nerveux prend en entrée nos perceptions et il donne en sortie nos actions physiques, nos gestes, nos paroles. En somme, ma pensée est bien liée à des mécanismes biologiques, mais l'erreur des partisans de l'identité esprit / cerveau était de croire qu'elle était essentiellement liée à ces mécanismes de la même façon que l'addition serait essentiellement liée au mécanisme de crosses de l'addiator. Ma pensée est plutôt une fonction réalisée en l'occurrence dans la biologie, mais qui pourrait tout à fait l'être dans d'autres types de systèmes, par exemple dans une biologie extraterrestre très différente.
Ou même simplement dans un ordinateur. D'après le fonctionnalisme, si j'ai un programme informatique qui implémente la même fonction, les mêmes relations entre les entrées et les sorties qu'un cerveau humain, ce programme informatique aura une conscience. Et bien oui, le fonctionnaliste aura toutes les raisons de le croire et d'ailleurs, peut-être que comparé à ces intelligences artificielles, notre réalisation biologique de la pensée aura quelque chose d'aussi rudimentaire que la réalisation mécanique de l'addition dans l'addiator.
Ça veut dire qu'il faudra peut-être un jour considérer certains programmes informatiques comme des êtres conscients à part entière et qu'on risquera en débranchant son ordinateur de tuer une intelligence artificielle ? Est-ce qu'il faudra interdire la cruauté envers les IA de la même manière qu'on condamne la cruauté envers les animaux. Une autre implication perturbante de l'approche fonctionnaliste, c'est qu'il n'existe aucune différence entre un phénomène mental et sa simulation informatique et donc on pourrait très bien n'être nous mêmes que des simulations informatiques.
Une conséquence au moins aussi étrange du fonctionnalisme tient à la possibilité de réaliser la fonction du cerveau à une échelle macroscopique. Nous avons 100 milliards de neurones figurez-vous ! Maintenant, imaginez qu'on réunisse 100 milliards d'êtres humains, ça peut sembler énorme mais en fait en mettant juste un être humain par mètre carré, ça tiendrait en Corée du Sud et supposez qu'on fasse agir ces 100 milliards d'êtres humains les uns avec les autres de la même façon que des neurones.
Par exemple, chacun serait muni d'un appareil qui lui permet de recevoir un signal et d'en émettre à d'autres, de la même façon que des neurones peuvent être activés par d'autres neurones et transmettre cette activation à d'autres. Ce système formé de 100 milliards d'êtres humains réaliserait, à une autre échelle, exactement la même fonction que mon cerveau maintenant, mais dira-t-on que ce système a une pensée, qu'il a une véritable conscience semblable, voire identique à ma conscience. Et aussi, comme il est possible de simuler un transistor électrique avec juste de l'eau et puis un système de vannes, de pompes et de bassines, on pourrait imaginer un système hydraulique gigantesque qui reproduirait le fonctionnement d'un ordinateur simulant une conscience et du coup, un énorme ensemble de bassines et de pompes serait conscient, comme toi.
Et bien, un fonctionnaliste devrait répondre oui, qu'importe la machine pourvu qu'on ait la fonction. ♪ [Générique] ♪ Aujourd'hui le fonctionnalisme a plutôt la côte chez les philosophes de l'esprit et pourtant, pour certains, cette approche échoue à prendre en compte quelques aspects fondamentaux de la conscience. Faisons l'expérience de pensée suivante.
Imaginez que dans ma tête, le spectre des couleurs soit inversé par rapport au vôtre, c'est-à-dire que, quand dans votre tête vous voyez ça, et bien moi je vois ça, depuis toujours. Alors évidemment, quand on discute on est d'accord sur les mots, on affirme tous les deux que les tomates sont rouges et que les salades sont vertes, mais du coup, moi ce que j'appelle rouge, c'est cette sensation là et vert, cette sensation là. Ça pourrait très bien que le cas, non ?
Comment on ferait pour s'en rendre compte ? Même en sachant tout de la biologie de la perception des couleurs, je ne pourrais pas savoir une telle chose. Je sais l'effet que ça me fait de voir du rouge, mais je ne peux pas savoir l'effet que ça te fait à toi.
Mais à priori, comme on est quand même très semblables biologiquement, je pourrais supposer que c'est similaire. Les choses deviennent plus piquantes lorsqu'on considère une espèce biologique très différente. Le philosophe Thomas Nagel, dans un article fameux, prenait l'exemple de la chauve-souris.
Les chauves-souris se repèrent par écholocation, c'est-à-dire qu'elles ont une sorte de sonar biologique qui leur permet de se représenter l'espace autour d'elles. Là pour le coup, on sait très bien ce qu'il se passe physiquement, l'écholocalisation des chauves-souris utilise des ultrasons dont on comprend parfaitement la propagation, vu de l'extérieur, il n'y a aucun problème. Mais comprendre le fonctionnement de cet organe nous permet-il vraiment de comprendre qu'est-ce que ça fait de percevoir l'espace à travers lui, quelle expérience du monde cet organe donne-t-il aux chauves-souris.
Je ne peux m'imaginer des expériences conscientes que par analogie avec mes propres expériences conscientes, or je n'ai pas de sonar et je n'ai absolument rien qui y ressemble. Il y aurait dans la connaissance du monde qu'a la chauve-souris quelque chose qui m'échappe absolument, l'effet que ça fait d'être une chauve-souris. Je ne sais pas et ne peux pas savoir l'effet que ça fait d'être une chauve-souris.
Cet effet que ça fait absolument subjectif, incommunicable, privé, irréductible à la connaissance du monde physique et qui semble pourtant constituer une certaine forme de connaissance, les philosophes le désignent aujourd'hui par le mot qualia. Et la grande question est de savoir si les qualia ont une réalité et c'est important, car admettre leur réalité c'est remettre un pied dans le dualisme. Pour montrer que les qualia sont réels et représentent bien quelque chose en plus de la réalité physique objectivement descriptible, le philosophe Frank Jackson a proposé l'expérience de pensée suivante, connue sous le nom de "chambre de Marie".
Imaginons Marie, une savante extrêmement intelligente, mais qu'on a enfermée toute sa vie dans une pièce dans laquelle il n'y a que du noir et du blanc ou bien on lui a mis des lunettes qui convertissent tout en noir et blanc. Marie est excellente en physique, en neurobiologie, tout ce que vous voulez et elle a accès à toutes les informations possibles et imaginables sur la lumière, la propagation, la manière dont elle est captée par l’œil, analysée par le cerveau, etc. .
. Imaginons que Marie arrive à comprendre tout ce qu'il est possible de comprendre sur la perception des couleurs, sur les états cérébraux impliqués, jusque dans le détail de l'activation du moindre neurone, sauf qu'elle vit dans un monde en noir et blanc. Si un jour on décide finalement de sortir Marie de sa pièce en noir et blanc et de lui montrer une rose rouge, quelle va être sa réaction ?
Intuitivement, on se dit que ça va lui faire un choc, qu'elle va faire une découverte, la découverte de la sensation de rouge, du qualia rouge. Elle va vraiment apprendre quelque chose de nouveau en voyant cette rose rouge. Même si elle avait pu anticiper, calculer complètement l'état cérébral dans lequel elle se trouve en voyant cette rose rouge, elle va vraiment apprendre quelque chose de nouveau.
Mais dans ce cas-là, ça signifie que même en connaissant dans les moindres détails tout ce qu'il y a à savoir des phénomènes physiques, biologiques, cérébraux impliqués dans la perception des couleurs, elle ne savait pas tout ce qu'il y a à savoir sur la sensation de couleur. Et pour Frank Jackson, cet argument tend à montrer que notre conscience et notamment l'existence des qualia, ne peut pas complètement se réduire à des phénomènes purement physiques et matériels Si l'expérience de pensée vous paraît un peu tirée par les cheveux, en fait il n'y a pas besoin du tout d'une pièce en noir et blanc pour la faire, on la vit presque quotidiennement avec les odeurs. Quand vous sentez une nouvelle odeur que vous n'aviez jamais expérimentée auparavant, on aurait bien pu tout vous expliquer sur les molécules, les récepteurs olfactifs impliqués, les zones cérébrales activées, ça ne vous aurait pas aidé à anticiper le ressenti subjectif de cette odeur.
Dernière petite expérience de pensée pour la route, peux-tu imaginer la chose suivante ? Une copie matérielle de toi parfaite, un jumeau donc, qui aurait exactement la même constitution matérielle que toi, mais dénué de toute expérience consciente, dénué de qualia. Il perçoit et réagit à son environnement exactement comme toi, mais chez lui ça n'est accompagné d'aucune forme de conscience.
C'est ce qu'on appelle, sans rire, un zombie philosophique. Du coup on parle beaucoup de zombies en philosophie de l'esprit. Tout à l'inverse des zombies de films de zombies qui ont un comportement assez caractéristique, les zombies philosophiques ne font rien de spécial.
Ton jumeau zombie aurait exactement le même comportement que toi, ainsi par exemple, si en respirant une certaine odeur tu dis "hum, quelle odeur délicieuse", ton jumeau zombie mis dans les mêmes conditions aurait le même comportement, dirait les mêmes mots, sur le même ton. Mais la différence, c'est que chez toi ce sera accompagné de l'expérience consciente de l'odeur, tandis que chez lui, non, c'est un zombie. Non, moi je sais bien que je ne suis pas un zombie, mais ça se trouve, toi tu es un zombie ou bien ma femme est un zombie.
. . En effet, et même si elle te disait avec conviction qu'elle n'en est pas un, tu devrais te méfier, c'est exactement ce que dirait un zombie.
Mais ne plongeons pas trop vite dans la paranoïa, la question est surtout de savoir, est-ce que cette hypothèse a seulement du sens ? Beaucoup de philosophes tendent à penser que cette notion de zombie est en fait absurde. Traiter l'information, avoir exactement le même comportement qu'un être conscient, c'est être conscient et ici, il est tout aussi difficile d'argumenter dans un sens que dans l'autre.
On touche là vraiment à ce qu'on appelle, le problème difficile de la conscience. Ce que mettent en lumière toutes ces réflexions sur les qualia, qu'on adhère ou non à leur réalité, c'est qu'il y a et qu'il y aura toujours un gouffre entre l'explication du fonctionnement de quelque système physique que ce soit et l'idée que ce système physique produit une expérience consciente et ce gouffre n'est pas du même type que celui qui nous sépare d'une pleine compréhension du fonctionnement du cerveau, par exemple. Ce gouffre-ci tient seulement à la complexité biologique de l'objet étudié tandis que le gouffre explicatif qui nous sépare de la compréhension de la conscience semble plus radical.
En somme la question, "d'où vient ma conscience ? " ressemble moins à une question technique, comme comment fonctionne mon cerveau, qu'à une question fondamentale, comme d'où vient la réalité, c'est-à-dire une question fascinante, vertigineuse et qu'on ne peut pas s'empêcher de se poser, mais à laquelle on devine qu'absolument aucune réponse ne peut être satisfaisante. Evidemment, ne vous attendez pas à une conclusion ferme et définitive sur ces questions, même si, on l'a dit, aujourd'hui la plupart des philosophes de l'esprit se reconnaissent dans le physicalisme fonctionnaliste.
Et toi d'ailleurs Thibault ? Je suis plutôt fonctionnaliste j'avoue, même si des expériences de pensée comme celle de la foule de 100 milliards d'êtres humains qui réalisent la fonction de mon cerveau me mettent mal à l'aise, mais je dirais que c'est justement dans cet inconfort que réside une bonne part de la valeur de toutes ces réflexions. Si l'actualité de ces débats vous intéresse, les deux principaux camps qui s'affrontent aux yeux du grand public sont représentés par David Chalmers et Daniel Dennett.
Dennett est un physicaliste pur et dur qui pense que la conscience va finir par nous apparaître comme un simple phénomène fonctionnel, biologique, que les qualia sont juste une illusion et qu'il n'y a pas de problème difficile. De l'autre côté, on a David Chalmers le créateur et ardent défenseur de l'argument des zombies, celui qui a popularisé le terme de "problème difficile de la conscience" et qui lui, est fermement convaincu que le physicalisme rate quelque chose d'essentiel et comme Chalmers ne peut pas décemment ressusciter le dualisme cartésien, il cherche une solution radicale au problème de la conscience, par exemple avec le panpsychisme. Il s'agit d'une thèse qui postule que tout élément de matière possède une forme élémentaire de conscience et que leur association en structures complexes finit par produire des êtres conscients, complexes, comme nous.
En somme, on a d'un côté un Père Noël selon qui nous sommes tous des zombies et de l'autre un surfeur selon qui chaque grain de sable a une conscience. Et vous pensez que la philosophie contemporaine est ennuyeuse ? Petit complément pour conclure, si vous êtes un ou une habitué(e) de la chaîne, vous êtes peut être frustré(e) qu'on ait si peu parlé de science, d'autant que le problème de la conscience est justement fréquemment abordé sous l'angle des neurosciences.
La raison, je l'évoquée au tout début de la vidéo, c'est que j'avais surtout envie de parler de cette question de la conscience phénoménale, ce problème difficile qui semble justement échapper à l'analyse scientifique classique. Si vous voulez prolonger ces questions, je vous recommande d'aller voir la dernière vidéo de Monsieur Phi qui parle justement de ces différentes facettes de la conscience, la conscience phénoménale dont on a parlé aujourd'hui et la conscience d'accès qui est celle dont parlent plus traditionnellement les neurosciences et Thibault nous parle d'un phénomène assez étonnant. Je vais essayer de montrer qu'on peut voir avec son cerveau sans voir avec sa conscience.
Merci d'avoir suivi la vidéo. Si vous avez aimé, surtout courez vous abonner à la chaîne de Monsieur Phi, il ne parle pas que de philosophie de l'esprit et ce qu'il fait c'est vraiment super. vous pouvez aussi aller le soutenir sur tipeee donc n'hésitez pas.
Si vous voulez les actus de la chaîne de mon côté ça se passe sur Facebook et sur Twitter et on se retrouve très bientôt pour des nouvelles vidéos. . .
.