Nous sommes en 1907. Un Autrichien de 18 ans monte à Vienne, la capitale, pour passer l’examen d’entrée de l’École des Beaux-Arts. Comme il n’a pas un rond, il crêche dans un grand foyer pour les sans-abri.
L’établissement a été construit par une association de bienfaisance animée par l’avocat Simon… Popper. Le père de Karl Popper. Et l’Autrichien de 18 ans qui bénéficie de la bienfaisance de l’association du père de Popper s’appelle… Adolf Hitler.
Le père de Popper a joué un rôle dans le destin d’Hitler — et vous allez voir qu’Hitler a joué un rôle encore plus important dans le destin de KARL Popper, qui est, au XXe siècle, à la fois le plus grand penseur de la science, avec son idée de la falsification, et un des plus grands penseurs libéraux, avec sa théorie des origines philosophiques du totalitarisme. Bref, Popper est un des plus grands penseurs TOUT COURT du XXe siècle. Il a écrit un chef-d’œuvre de la philosophie des sciences, La Logique de la découverte scientifique, et un chef-d’œuvre de la philosophie politique, La Société ouverte et ses ennemis.
Et la GRANDE originalité de Popper, c’est que sa théorie politique DÉCOULE de sa théorie de la science, et donc ultimement de sa conception de LA VÉRITÉ. Mais cette créativité intellectuelle, elle ne tombe pas du ciel. Elle est le fruit d’un MILIEU et d’un CONTEXTE exceptionnels.
LA VIE de Popper est donc LE CREUSET de ses idées. Je vais vous raconter 10 anecdotes révélatrices de son destin. Nous sommes à Vienne, en 1932.
Karl Popper a 30 ans. Il découvre des feuillets bizarres sur le bureau de son père, qui vient de mourir. Ce sont des traductions… de textes présocratiques !
Donc un des loisirs du père de Popper — qui était avocat — c’était de TRADUIRE des philosophes ANTÉRIEURS à Socrate ! Popper lui-même est étonné : il savait que son père était un érudit, mais il n’imaginait pas À QUEL POINT il l’était. Comme le suggère cette anecdote, Karl Popper naît — en 1902 — dans un milieu culturellement TRÈS PRIVILÉGIÉ.
Popper dira plus précisément avoir grandi dans une atmosphère « décidément livresque ». Et c’est un peu un euphémisme, parce que dans la bibliothèque de son père bibliophile, il y a 12 000 livres ! Ça fait tellement de bouquins que la bibliothèque est prolongée par des étagères dans les autres pièces — seule la salle à manger est dépourvue de livres.
« Les livres ont été partie intégrante de mon existence bien avant que j’aie su lire », dira Popper. Sa mère, qui est une très bonne pianiste issue d’une famille de musiciens — sa mère lui lit des livres, à lui et à ses deux sœurs, avant qu’il ne sache lire. Mais ça, c’est pas exceptionnel.
Ce qui est exceptionnel, encore une fois, c’est que le petit Karl vit ENTOURÉ de livres. La famille de Popper a beau être très aisée — elle habite un grand appartement typique de la haute bourgeoisie, où la servent des domestiques — la famille de Popper a beau être très aisée, la bibliothèque paternelle est EXCEPTIONNELLE par la quantité, et encore plus par LA DIVERSITÉ des ouvrages. Il y a bien sûr les classiques de la littérature et de la philosophie occidentales, depuis l’Antiquité.
Mais on y trouve aussi des penseurs contemporains. Le père de Popper est notamment fan de John Stuart Mill, le surdoué anglais qui est devenu le plus grand penseur libéral du XIXe siècle. Mais — plus étonnant pour un grand bourgeois — on trouve également dans la bibliothèque paternelle beaucoup de penseurs socialistes et révolutionnaires (à commencer par Marx et Engels).
Donc en plus d’être un érudit qui traduit du grec ancien sur son temps libre, le père de Popper s’intéresse aux idées neuves les plus controversées. Il publie même un pamphlet — sous pseudonyme, il est pas fou — le père de Popper publie même un pamphlet dans lequel il se moque du pouvoir et de l’élite sociale autrichienne. Nous sommes en 1956.
Popper, 54 ans, est invité par Stanford, la prestigieuse université de Californie, pour y enseigner la prochaine année scolaire. Il suffit qu’il obtienne un visa, et puis c’est bon. Sauf que dans les années 50, pour un citoyen européen, c’est pas l’histoire de 5 minutes sur internet, un visa pour les États-Unis.
Il faut répondre à pas mal de questions, fournir des pièces justificatives… Et on est en pleine guerre froide, donc la bureaucratie américaine est assez tendue… Popper fait l’erreur de répondre avec beaucoup trop d’honnêteté. À l’été 1956, la procédure d’obtention du visa est bloquée. Qu’est-ce que Popper a bien pu dire pour que sa demande soit refusée ?
! Eh bien il a déclaré par écrit que certains de ses amis de jeunesse « sont devenus par la suite communiste ». En fait, il a LUI-MÊME été communiste pendant quelques mois à l’âge de 17 ans.
Oui, Popper, un des plus virulents critiques du communisme du XXe siècle, a d’abord été communiste à l’adolescence. Comment l’expliquer ? Déjà, enfant, ses parents le mettent dans une école primaire à la pédagogie innovante.
L’institutrice laisse les enfants réagir et poser des questions, ce qui favorise leur esprit critique. Ensuite, comme je l’ai déjà dit, le père de Popper s’intéresse LUI-MÊME aux idées socialistes — du coup, il n’interdit pas à son fils de s’y intéresser. Popper fréquente ainsi des intellectuels progressistes qui lui font découvrir le pacifisme, le socialisme, et même le communisme.
Mais ce sont les événements qui déclenchent sa conversion au communisme. Au tournant 1919 — donc quand Popper a 16 ans — la crise sociale autrichienne et les tentatives de coup d’État communistes le radicalisent politiquement. Il abandonne le lycée, adhère à l’association des lycéens socialistes, et travaille même comme bénévole au siège du Parti communiste.
Sa famille a beau être ouverte d’esprit, elle est désespérée. Elle l’est d’autant plus que le Popper de 16 ans MILITE. En juin 1919, il est pris dans une insurrection.
Il participe à un rassemblement de jeunes socialistes qui veulent faire libérer des dirigeants communistes arrêtés la nuit précédente. Des coups de feu sont tirés, et de jeunes ouvriers y laissent leur vie. Le Popper de 16 ans est scandalisé par la brutalité de la police.
MAIS il estime qu’il a LUI AUSSI une part de responsabilité dans la mort des jeunes manifestants. Cette rencontre avec la réalité de la violence est un choc pour Popper. Sa sidération est durable : il va revoir ses convictions marxistes.
Dans sa pensée politique, il insistera sur l’idée que le changement politique doit se faire SANS VIOLENCE. 37 ans plus tard, il a beau être un des plus célèbres intellectuels anticommunistes, l’éphémère communisme de son adolescence l’empêche d’obtenir un visa pour aller enseigner à Stanford. Des administrateurs de l’université et des amis fournissent des témoignages pour l’aider.
Et heureusement, un diplomate de haut niveau intervient finalement pour accorder le visa. Nous sommes toujours en 1919, quand Popper a 16 ans. Comme — au grand dam de ses parents — il a arrêté le lycée, il n’a plus d’obligations.
Il est certes actif politiquement, mais ça lui laisse beaucoup de temps libre. Alors qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien il décide de travailler.
Il décroche un emploi… sur le chantier de construction d’une route ! Vous l’imaginez, Popper, en manutentionnaire ? !
Bah effectivement, il abandonne rapidement. Il n’a pas le physique de l’emploi. MAIS ce n’était pas une exception, cet emploi.
Popper a déjà été ouvrier dans une usine au cours de la Première Guerre mondiale. Et quelques années plus tard, de 1922 à 1924, il travaillera dans l’atelier d’un artisan ébéniste. Popper a donc été un travailleur MANUEL AVANT d’être un travailleur INTELLECTUEL.
Pourquoi est-ce qu’il veut travailler de ses mains, lui qui a grandi dans les livres ? Eh bien c’est lié à l’ébranlement de ses convictions marxistes. Popper ne supporte plus les certitudes de ses amis politiques QUI IGNORENT TOUT de l’expérience des travailleurs qu’ils prétendent défendre.
Donc Popper, lui, veut faire l’expérience du travail manuel. Et il fait encore une AUTRE expérience cruciale avant de rencontrer son destin de travailleur intellectuel : le travail SOCIAL. Parmi les théoriciens socialistes que Popper suit quand il a 16-17 ans, il y a un pédagogue.
À la fin d’une conférence, le jeune Popper se porte volontaire pour travailler dans le dispensaire du théoricien socialiste. Il s’y occupera d’enfants rendus malades par la pauvreté de l’après-guerre. En résumé, de l’adolescence au début de la vingtaine, Popper alterne les boulots manuels et le travail social, tout en étant actif politiquement et en passant l’équivalent du bac.
Nous sommes dans une rue de Vienne, en 1925. Popper a 23 ans. Il discute avec des étudiants américains.
Et à un moment, les jeunes Américains lui tendent des dollars. BEAUCOUP de dollars. C’est quoi, cette transaction ?
Non, ne vous faites pas de films. Popper vient de faire une visite guidée de Vienne aux étudiants américains. À l’époque, c’est sa seule ressource, parce qu’il a enfin commencé les études supérieures.
Comme il travaillait auprès d’enfants avec un diplôme d’instituteur, il a été admis au tout nouvel INSTITUT DE PÉDAGOGIE DE VIENNE. À cette époque — les années 1920 — la ville est à la pointe du progrès pédagogique. Une partie des élites politiques autrichiennes souhaite réformer l’école afin que l’enfant ne soit plus le réceptacle passif de l’enseignement.