TAÏWAN : LA GUERRE AURA-T-ELLE LIEU ? Ravie de vous retrouver sur ARTE pour un numéro exceptionnel du Dessous des Cartes puisque nous venons d'atterrir ici, à Taipei la capitale de Taïwan, à presque de 10 000 km de Paris et de Berlin, dans cette atmosphère paisible et tropicale. Taïwan, un territoire singulier, qui a presque tout d’un État indépendant, un drapeau, une monnaie, une armée mais qui n’a plus son siège aux Nations Unies, et que Pékin revendique comme étant l’une de ces régions.
Alors nous avons atterris ici dans un moment très particulier de l’histoire taïwanaise, car nous sommes en pleine campagne électorale. En janvier prochain, une élection présidentielle qui va se jouer principalement autour de la question de la relation Pékin-Taipei. La guerre aura-t-elle lieu, c’est la question que tous les Taiwanais ont en tête, particulièrement bien sûr depuis l’invention tusse de L’Ukraine.
Sortons nos cartes. Voici la Chine populaire, seconde puissance économique mondiale, 9,6 millions de km2, 1,43 milliard d’habitants. De l’autre côté de ce détroit de 160 km, Taïwan, 21ème puissance économique mondiale.
L’île compte 36 000 km2 et 23,5 millions d'habitants. Certains des îlots taiwanais, comme Kinmen et Matsu, sont à moins de 10 km du continent. Le poids de Pékin est encore plus flagrant quand on regarde les budgets militaires respectifs.
Chine : 292 milliards de dollars, Taïwan : 12,5 milliards seulement. Ou celui des armées, Chine 2 millions d’hommes, Taïwan seulement 169 000 ; des navires de guerre, 350 contre 24 ; et des avions de combat : plus de 3000 contre moins de 750. Ce décalage évident renforce d’autant la tension régionale que Pékin a déjà absorbé le Tibet en 1951, Hong Kong après 1997, Macao en 1999, et que Pékin ne cesse de renforcer sa pression sur les mers de Chine.
Et pourtant, depuis 1949, Taïwan n’a cessé d’affirmer sa souveraineté et son identité. Depuis 1996, cette « autre Chine » est une démocratie exigeante et le seul pays d’Asie à avoir légalisé le mariage gay. Taiwan est même mieux classée que la France et l’Allemagne, 10e dans le Democracy Index.
En 2016, Taïwan a élu une présidente intransigeante avec la Chine, Tsai Ing-wen, du Parti démocratique progressiste. Conséquence : Pékin a rompu toute relation politique avec cette île à ses yeux trop libres, trop démocratique, trop insolente. Tigre asiatique capitaliste comme la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour, Taïwan a un atout majeur dans son jeu : lîle produit près d’un quart des semi-conducteurs mondiaux, indispensables pour toutes nos technologies actuelles : smartphones, voitures électriques, ou encore armement.
Marcher dans Taipei, c’est découvrir une capitale entre influence chinoise : les scooters, les échoppes ; et japonaise. Taiwan, une petite Chine plus douce qui rappelle sans cesse son attachement à la démocratie. Ici une manifestation Me Too, là une autre pour les victimes de Tian an Men ou contre la violence du parti communiste chinois.
Sans oublier partout des drapeaux ukrainiens. Ici, l’invasion russe d’un État souverain et démocratique, l’Ukraine, renvoie à la menace sourde que fait peser en permanence Pékin sur Taiwan. Ce genre de panneaux, qui indiquent où aller s’abriter en cas d’attaque, existe à tous les coins de rue.
C’est dans cette ambiance qu’a démarré la campagne présidentielle pour l’élection de janvier. Voici le candidat William Lai, c’est le vice-président de Taiwan. Avec Tsai-Ing-wen, l’actuelle présidente, ils ont défendu ensemble la souveraineté taïwanaise.
Face à lui, le candidat du plus vieux parti taiwanais, le Kuomintang, connu pour favoriser les passerelles avec Pékin. Et deux autres candidats, dont le fondateur de Foxconn, géant de l’électronique. L’occasion pour nous de découvrir que la politique à Taiwan, elle se joue aussi dans ces temples de quartier, où l’on demande aux dieux taoïstes d’aider les candidats.
William Lai : Bonjour à tous ! Bonjour ! William Lai : Aujourd'hui, je suis ravi d'avoir été invité au Temple de Zhengbei pour célébrer l'anniversaire des divinités en votre compagnie.
William Lai : Je tiens à vous assurer ici que face à la menace de la Chine, je m'engage à suivre la voie de Taiwan, à protéger la souveraineté de Taiwan et à préserver le système constitutionnel démocratique et libre. Est-ce que vous êtes d'accord ? William Lai : Deuxièmement, je m'engage pleinement à maintenir la paix actuelle dans le détroit de Taiwan.
Est-ce que vous êtes d'accord ? Si tu veux la paix, prépare la guerre, semble dire le candidat William Lai en meeting. Une position que précise encore pour nous son porte-parole.
D’abord, nous avons augmenté les budgets de défense, réformé la conscription et le système des réservistes. Nous avons introduit de nouvelles capacités, tactiques et stratégies. Deuxièmement, nous devons internationaliser le scénario du Détroit.
S’il n'y a que Taïwan et ses 23 millions d'habitants face à 1,3 milliard de Chinois, cela devient très difficile pour nous. Mais si nous pouvons faire front avec une large communauté de démocraties, qui partagent nos valeurs, cela rend la confrontation plus équitable, notre avenir devient plus sûr. EA : Vous iriez vous battre ?
V. CHAO : Nous n'irions jamais nous battre. Pardon, je vais reformuler.
Personne ne veut la guerre. Nous ne voulons pas la guerre. Et nous pensons que le meilleur moyen de parvenir à la paix est de faire en sorte que Xi Jinping ne se réveille jamais un matin en se disant qu'il a la capacité d'envahir Taïwan.
Nous pensons que c'est la meilleure façon de garantir la paix ici. Personne ne veut la guerre nous disent les candidats, et ce quel que soit leur parti. À l’image d’un peuple taiwanais qui tient fermement à sa souveraineté et à sa démocratie mais n’a pas l’esprit belliqueux.
Un attachement à la paix qui fait partie de l’identité taïwanaise, laquelle évolue avec les années. Ainsi la proportion de citoyens de l'île qui souhaitent une réunification rapide avec la Chine de Xi Jinping serait, d’après les sondages, en chute libre. Le lien avec la Chine continentale se distend.
Cette Chine qui aime pourtant raconter une longue histoire commune avec Taiwan : mais qu’en est-il vraiment ? Depuis 2000 ans, Taiwan est marquée par les influences étrangères. Ainsi il y a bien eu un lien avec la Chine, avec cette première exploration de l’île qui daterait de l’an 239 – date que Pékin aime rappeler pour justifier ses revendications actuelles.
Mais, arrivent ensuite les Européens : Portugais d’abord, venus de Macao au seizième siècle, et qui appellent l’île Formosa, « la belle île ». Puis les Espagnols, et en 1642, les Hollandais avec la Compagnie des Indes Orientales, qui font venir des Chinois pour travailler le riz et le sucre. 1662, ils sont chassés par le général Koxinga, chef de guerre de l’armée Ming, venus avec 25 000 hommes et mille lettrés qui vont siniser l'île.
Pour la première fois de l’histoire, une colonie occidentale est démantelée. L’île est ensuite gouvernée à distance par la province côtière du Fujian. Puis, en 1895, la Chine perd Formose au profit du Japon.
Tokyo va y développer les infrastructures et de nombreux liens économiques jusqu’en 1945. Certains Taiwanais collaborent avec l’occupant japonais – ce que les Chinois leur reprocheront toujours. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Chine récupère Taiwan.
La Chine qui est alors dirigée par le nationaliste Chiang Kai Chek, chef du Kuomintang, en pleine guerre civile contre les communistes. 1949, Mao l’emporte et Chiang Kai Chek doit fuir à Taipei avec 1,3 millions de réfugiés. Il y crée la « République de Chine » qui siège à l’ONU et rêve de reconquérir la Chine communiste encore isolée.
Taipei signe un traité de défense mutuel avec Washington, qui l’appelle « la Chine libre » malgré un régime très autoritaire. Mais en 1971, revirement : l’ONU reconnait la Chine de Mao. Le Président américain Nixon fait de même pour isoler l’URSS, acceptant de fait la souveraineté de principe de Pékin sur Taiwan.
Afin de garantir la paix en Asie de l’Est, Pékin et Taipei s’entendront finalement sur le principe d’« une seule Chine » en 1992, principe qui fige le statu quo : ni indépendance de Taiwan, ni invasion par Pékin. 00:10:12:00 C’est un lieu évidemment incontournable ici à Taipei le mémorial de Tchank Kai Chek gigantesque, immaculé et qui regarde vers la Chine continentale je vous rappelle que Tchank Kai Chek perdit la guerre civile contre les communistes de Mao et se refugia ici, la construction de ce mausolée a démarré en 1976, après sa mort. Il a été inauguré en 1980, mais c’est vrai que depuis le début du 21e siècle les Taiwanais essaient de dissocier ce mémorial de la figure du dictateur Tchank Kai Chek pour au contraire à travers lui essayer de raconter comment Taiwan est devenu progressivement une démocratie exemplaire.
00:10:50:00 Voici la Présidence de la République, un bâtiment construit pendant la période de l’occupation japonaise. La Présidente Tsai In Guen en partira en janvier, car la constitution n limite à deux le nombre de mandats pour favoriser l’alternance. 00:11:06:00 De quoi donner de grands espoirs au plus vieux parti taiwanais, le Kuomintang, le parti du nationaliste Tchank Kai Chek lequel est devenu paradoxalement au fil des ans, le parti qui défend le plus une ligne douce avec Pékin, favorisant les échanges économiques et politiques.
00:11:24:00 EA : Thank you. 00:11:27:00 EA : Ça vous agace quand on présente le KMT comme le parti pro-chinois ? 00:11:36:00 A.
HUANG : Je dirais que comme parti, le Kuomintang connaît la Chine. Et il sait comment traiter avec la Chine lorsqu'il s'agit de protéger les intérêts de Taïwan - de même que nos amis dirigeants européens quand ils se sont rendus à Pékin n’ont pas soldé leurs intérêts nationaux, mais sont allés pour les protéger. Nous faisons exactement la même chose.
00:12:02:00 Nous avons toujours maintenu une ligne de communication. Notre parti estime que refuser de parler à son adversaire n'est pas une stratégie intelligente. Et pour traiter avec votre adversaire, pour mieux comprendre votre future menace, vous devez maintenir une ligne de communication.
Nous sommes opposés à l'indépendance de Taïwan par principe. 00:12:26:10 EA : Conserver une ligne de communication, garder le lien, dealer quelque-chose ok, mais qu’est-ce qu’on deal avec la Chine d’un Xi Jinping qui dit : Taïwan est une région de la Chine ? 00:12:40:00 A.
HUANG : Xi Jinping n'est pas le premier à le dire. Depuis la création de la République populaire à Pékin en 1949, cela fait plus de 70 ans qu’ils le répètent. Mais nous avons survécu, et nous nous sommes démocratisés.
00:12:56:00 Ce que je veux dire, c'est que notre avenir, notre destin, n'est pas défini par Xi Jinping. Dans notre longue histoire chinoise, aucun empereur n'a jamais été immortel. Aucune dynastie n'est restée éternellement en place.
Il s'agit donc d'une course au long cours. 00:13:15:00 EA : Merci beaucoup. A.
HUANG : Thank you. 00:13:25:00 C’est un peu la Tour Eiffel des Taiwanais : la Tour 101 que vous découvrez derrière moi. Elle a été construite en 2004 et jusqu’en 2008 c’était le plus haut gratte-ciel de la planète, conçue pour pouvoir résister à la fois aux séismes et aux typhons qui sont fréquents dans cette région.
Au 33e et 39e de cette tour on trouve les bureaux des représentations française et allemande ; en clair des ambassades qui ne disent pas leur nom et pour cause Taiwan n’est pas reconnue par la communauté internationale et les sanctions de Pékin sont terribles pour qui a malgré tout des relations avec Taiwan. Taiwan entre reconnaissance et déreconnaissance, on voit ça tout de suite avec nos cartes ! 00:14:03:20 Depuis 1971, les efforts de Pékin pour saper l’influence de « l’île rebelle » n’ont jamais cessé.
En 1949, une majorité d’États reconnaissaient encore Taïwan. En 1971, ils n’étaient plus que 68 ; et aujourd’hui à peine 13 – surtout des petits États insulaires comme Sainte Lucie ou Tuvalu. En Afrique, il ne reste plus que le Eswatini, après le retrait du Burkina Faso en 2018, et en Amérique du Sud, le Paraguay.
Pour isoler Taïwan, la Chine, de plus en plus puissante à l'ONU, brandit la carotte et le bâton. Prenons l’exemple de l’Amérique du Sud. Afin d’intégrer le projet chinois des Routes de la Soie avec ses nombreux prêts et investissements, la République Dominicaine, jadis fidèle alliée de Taipei, et Salvador ont ainsi dû cesser toute relation diplomatique avec Taiwan.
À ce jour, 16 pays d'Amérique latine et des Caraïbes ont rejoint les Routes de la soie. Entre 2005 et 2018, Pékin a prêté 141 milliards de dollars aux pays d’Amérique latine, la Banque mondiale n’en a prêté que 99. 00:15:15:00 Pour augmenter la pression sur Taïwan, il y a l’isolement diplomatique mais il y a aussi et surtout la menace militaire.
Ainsi depuis 2021, les incursions chinoises dans l’espace aérien taïwanais sont fréquentes et les avions de combat de Pékin de plus en plus nombreux et sophistiqués. 00:15:32:00 Parce que les experts savent qu’une invasion chinoise de l'île se jouerait d’abord dans le ciel, nous décidons de nous rendre sur une base de l’armée de l’air taïwanaise, la base de Hsinchu. Nous allons tenter de faire parler une armée particulièrement “grande muette”, sur cette base, connue pour ses mirages 2000 vendus par la France dans les années 90.
Nous arrivons en pleine simulation d’un décollage d’urgence suite à une incursion chinoise dans l’espace aérien taiwanais. L’atmosphère ce jour-là est très particulière : car la veille les télévisions chinoises et taiwanaises ont diffusé en boucle cette vidéo. Elle montre la présidente de la république Tsai In Guen dans un centre de commandement, mais alors qu’elle là pour échanger avec des militaires taiwanais, la voix qui soudain résonne dans la pièce est celle : de l’armée chinoise.
Radio: “Attention c’est l’armée de l’air chinoise. Vous avez violé notre espace aérien, portant ainsi une atteinte grave à notre souveraineté. ” La présidente Tsai Ing-wen tente de faire bonne figure mais cette visite ultramédiatisée, vient bien d'être perturbée par la Chine.
Au lendemain d’une telle affaire, le lieutenant-colonel avec qui nous avons rendez-vous sur le tarmac de la base d’Hsinchu se montre assez peu loquace. EA : Vous auriez pu imaginer lorsque vous étiez tout jeune militaire, qu’un jour vous connaîtriez ce niveau de tension ? Chen Yu-wei : Je préfère ne pas répondre à cette question.
EA : En avril dernier, on a tous été au courant de cette simulation d’attaque de la Chine continentale contre Taiwan, avec plus de 70 avions chinois qui ont violé l’espace aérien Taïwanais. Vous étiez où vous, à ce moment-là ? Chen Yu-wei : En fait, la situation ce jour-là était comparable à nos entraînements habituels.
C'était également le cas lors de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan l'année dernière. Pour nous, c'est une situation d'entraînement normale. Si nous rencontrons une situation non identifiée dans les airs, nous exécutons notre mission conformément à notre entraînement quotidien et suivons les directives de nos supérieurs.
La Grande muette made in Taiwan ne nous en dira pas plus. Alors pour mieux comprendre l’état de cette menace chinoise, nous rentrons à Taipei direction l’INDSR : un think tank sur les questions de défense mis en place par le gouvernement de Tsai Ing-wen. Nous allons interroger un Général, un familier des cartes.
Lee Ting-sheng : Ceci est une série d'exercices militaires menés par la Chine en avril de cette année, après la rencontre de la présidente taïwanaise avec Kevin McCarthy. La Chine a déployé 12 navires de guerre et des destroyers autour de Taiwan, ainsi qu'un porte-avions qui est apparu à l'Est de Taiwan, constituant ainsi une menace militaire pour notre pays. En plus de harceler Taïwan avec des avions de chasse et des navires, la Chine a également commencé à utiliser des drones autour des frontières de Taïwan.
En réalité, à part continuer de protéger notre espace aérien et notre territoire, Taïwan n'a pas beaucoup de choix. Le déploiement de missiles sol-air sur l'île de Taïwan est le deuxième plus élevé au monde. EA : Ce que vous redoutez à très court terme, c'est une guerre militaire.
C'est une guerre hybride ou ce sont les deux à la fois ? Lee Ting-sheng : Je pense que ce sera une guerre hybride, impliquant des aspects militaires, de la guerre de l'information, de la zone grise et des menaces de force pour s'attaquer à Taïwan. EA : Est-ce qu'aujourd'hui, vous avez cette certitude que les Taïwanais, au fond, ils auraient la même motivation que les Ukrainiens à prendre les armes et à aller se battre contre les Chinois ?
Lee Ting-sheng : Bien sûr ! Nous sommes convaincus que nos citoyens défendront notre pays. Nous avons la conviction que nous sommes capables de nous défendre de manière autonome par amour de notre pays.
Et il y a une raison très importante à cela : les Ukrainiens pouvaient prendre le train et se rendre en Pologne ou dans d'autres pays. Mais nous qui vivons sur une île, si la Chine nous attaque, notre population n'aura pas la possibilité de prendre la voiture ou le train pour partir. C'est pourquoi notre peuple défendra de tout cœur son pays.
EA : On voit bien que Taïwan, c'est un verrou stratégique dans un espace maritime que les Chinois appellent un lac américain. Parce qu'en effet, derrière, il y a des alliés américains, il y a les Philippines, il y a la Corée du Sud, il y a l'Australie, il y a le Japon. Mais est-ce que vous êtes certain que tous ces alliés là, vous les aurez vraiment avec vous pour vous défendre contre la Chine de Xi Jinping?
Lee Ting-sheng : Récemment, les médias ont rapporté que l'armée américaine a renforcé ses bases militaires aux Philippines. Il y a même des avions et des navires militaires français, canadiens et allemands qui sont passés par cette région. Taïwan n'a aucune objection à cela.
Taïwan est en train de se préparer concrètement à sa propre défense. Les Taiwanais comptent sur leurs Alliés. Et particulièrement sur la puissance américaine.
En espérant que les Européens seraient eux aussi au rendez-vous. Taiwan, devenu un enjeu stratégique de la compétition Chine-États-Unis laquelle se joue particulièrement dans cette région du monde : sortons nos cartes ! Depuis 1945 et l’effondrement de l’Empire que les Japonais avaient imposé en Asie, ce sont bien les États-Unis qui jouent le rôle de gendarme des mers asiatiques.
Washington contient depuis 1949 l’influence de la Chine communiste. Guerre Froide, guerre de Corée, guerres du Vietnam, guerre d’Afghanistan – chaque conflit a permis aux États-Unis d’édifier ou de renforcer sa double ceinture de bases. L’une va de Yokosuka, siège de la VIIème flotte, à Guam, possession américaine, jusqu’aux bases d’Australie.
L’autre du Japon via Taïwan, les Philippines, Singapour, jusqu’en Asie centrale. Face à cette stratégie de containment américain, Pékin a imposé une modernisation à marche forcée de sa marine, dont on voit ici les principales bases, devenant ainsi la 2ème flotte mondiale. Cela a provoqué en réaction une course à l’armement régional.
Mais avec un budget militaire annuel qui équivaut à plus de deux fois celui de tous ses voisins réunis, Pékin est devenu la puissance régionale incontestable. Ainsi, sa puissance maritime est exponentielle. Le premier porte-avion chinois est opérationnel depuis 2011, un second depuis 2018, un troisième depuis 2022, deux ou trois autres encore d’ici 2035.
Avec 350 navires en tout, la flotte chinoise veut « verrouiller » les mers de Chine pour en faire des « lacs chinois » - et repousser l’influence américaine au-delà de cette ligne qui passe par Guam et par les îles Marianne, c'est-à-dire loin en haute mer. En mers de Chine, Pékin cherche à s'approprier des zones qui sont revendiquées par le Japon, les Philippines, la Malaisie, Brunei, et le Vietnam. Exemple : presque à mi-chemin entre l'île d’Okinawa et les côtes chinoises, les îles Senkaku, ou Diaoyu en chinois, sous administration japonaise, provoquent régulièrement des incidents entre les flottes des deux pays.
Surtout depuis qu’en 2012, Tokyo a racheté à un homme d'affaires japonais – les Chinois disent : « nationalisé » - trois de ces îlots. Idem pour les 180 îlots des Spratley, au large des Philippines. Une quarantaine sont émergés à marée basse.
Le Vietnam en occupe 20, les Philippines neuf, la Malaisie cinq, Taïwan deux. La Chine en a sept, de plus en plus militarisés, et les revendique tous. Au Nord des Spratley, la Chine a annexé l’atoll de Scarborough en 2012, malgré les protestations des Philippines et de la Cour permanente d’arbitrage.
Dans les Paracels, même territorialisation agressive de Pékin depuis 2010, cette fois aux dépens du Vietnam et de ses pêcheurs. La Chine qui lorgne aussi sur les îles Pratas, parc national appartenant à Taïwan. Nous avons quitté Taipei la capitale taïwanaise vers Kaohsiung, la troisième plus grosse ville de l'Île.
C’est l’heure pour nous de prendre la mer. Ici on est au bord du Détroit de Formose, dans l’un des plus gros ports commerciaux du monde. On y voit un autre visage de Taiwan : un carrefour stratégique pour le commerce mondialisé.
Dans ce port on regarde la mondialisation à l’œil nu, avec à perte de vue des portes conteneurs venus du monde entier, et notamment de Chine, restée le premier partenaire commercial des Taiwanais, en dépit des tensions politiques. EA : Alors, par exemple, il y a un bateau qu'on voit arriver derrière vous. Donc là, sur votre écran, vous avez toutes les informations qui le concernent ?
Su Lung-hsing : Ce navire vient du port de Yantian, dans la province du Guangdong en Chine. Les informations du système d'identification automatique des navires indiquent qu'il se dirige prochainement vers le port de Keelung. Il suffit de cliquer sur le point lumineux du navire sur l'écran pour afficher les informations relatives à ce navire.
EA : Et vous n’avez aucune information sur les marchandises que transporte ce bateau ? Su lung-hsing : En principe, nous pouvons uniquement identifier s'il s'agit d'un conteneur ou d'une cargaison en vrac. Nous ne pouvons pas connaître le contenu exact de la cargaison.
À Kaoshiung, seule compte la fluidité des échanges. Et le directeur du Port avec qui nous avons maintenant rendez-vous ne veut pas évoquer les tensions sino-taiwanaises. Ici, on veut croire que les interdépendances économiques entre Pékin et Taipei l’emporteront toujours.
EA : Bonjour Monsieur Chen Jong Lang. Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment le port de Kaohsiung a pris une telle importance dans la mondialisation ? Chen Jong-Long : De très nombreux navires empruntent ces voies, que ce soit pour les routes maritimes du Pacifique qui relient l'Extrême-Orient à l'Europe, les routes nord-sud qui relient l'Asie du Sud-Est à l'Asie du Nord-Est, et même des routes vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande.
Le détroit de Taïwan est un passage obligé pour toutes ces routes, ce qui rend bien sûr le port de Kaohsiung très attractif. De plus, Taïwan offre des conditions favorables pour les opérations de transbordement, ce qui explique pourquoi vous voyez des navires en provenance de toutes sortes de pays converger naturellement vers notre port. EA : Je crois que votre premier partenaire commercial aujourd'hui c'est la Chine avec Hong Kong.
Ensuite, c’est l’ASEAN, c'est-à-dire les pays d'Asie du Sud-Est. Et ensuite les États-Unis ? C'est bien ça, aujourd’hui, vos principaux partenaires commerciaux ?
Chen Jong-Long : Exactement. EA : Est-ce que faire du commerce aujourd'hui avec la Chine continentale et Hong Kong, c'est facile ? Chen Jong-Long : C'est relativement facile, car de nombreux entrepreneurs taïwanais investissent en Chine, et Taïwan joue également un rôle crucial en tant que fournisseur de produits intermédiaires.
Par conséquent, les échanges commerciaux entre les deux parties sont très étroits. EA : Est-ce qu'on peut dire alors que commercialement c'est facile avec la Chine continentale et que c'est politiquement que les problèmes commencent ? Chen Jong-Long : Oui, on peut effectivement le dire.
Cependant, il est important de comprendre que dans notre industrie portuaire, nous séparons la politique de l'économie. Faire des affaires relève d'un domaine, tandis que la politique relève d'un autre niveau de considération. EA : Business as usual.
Chen Jong-Long : Yes. Ici, sur l’une des artères les plus fréquentées au monde par les navires marchands, on veut croire que les conflits entre États ne déstabiliseront pas les chaînes d’approvisionnement mondial. Notamment pour le secteur stratégique des semi-conducteurs.
Transportés généralement par avions, ils sont une sorte d’assurance-vie pour Taïwan, voyons pourquoi. C’est un marché stratégique, les puces électroniques qui sont au cœur de toutes les technologies actuelles. Elles sont indispensables à la fabrication de nos smartphones, ordinateurs, voitures électriques et elles sont aussi essentielles à l’industrie de l’armement.
Taiwan est donc, on l’a dit, le leader mondial sur ces semi-conducteurs et elle détient même un quasi-monopole sur les microprocesseurs les plus petits, et donc les plus avancés. Une arme économique et un intérêt stratégique. En effet, dans la cadre la guerre commerciale et technologique qu'ils livrent à la Chine, les États-Unis sont amenés à soigner tout particulièrement leur alliance avec Taiwan.
À elle seule, la société TSMC, basée à Hsinchu, produit près d’1/4 des semi-conducteurs vendus dans le monde et fournit des géants américains de la tech comme NVidia, Qualcomm ou encore Apple. Mais en dépit de cet axe Taipei - Washington, l’administration Trump n’a pas hésité à imposer des sanctions aux entreprises taïwanaises fournissant des puces à des clients chinois. Trump qui demandera également le déplacement d’une partie de la production de TSMC en Arizona, non loin d’une usine Intel, géant du secteur avec Qualcomm et Broadcom.
Cette usine qui doit permettre aux États-Unis de réduire leur dépendance vis-à-vis de l’Asie devrait entrer en service à l’horizon 2024 avec la fabrication de semi-conducteurs de dernière génération dits “3 nanomètres”. Nous rentrons de nuit à Taipei. Dans un café de la capitale nous attend une jeune activiste hong kongaise qui s’est exilée à Taiwan craignant pour sa sécurité.
Hong Kong, à moins de deux heures d’avion de Taipei qui a vécu ce que les Taiwannais redoutent de vivre un jour, voyons pourquoi. 1984, Deng Xiaoping et Margaret Thatcher se rencontrent pour parler de Hong Kong. Tchatcher s’engage à rendre sa souveraineté à l’ancienne colonie britannique en échange de garanties.
Hong Kong conservera après 1997 « une économie capitaliste dotée d’un cadre politique libéral, pour une durée d’au moins 50 ans ». C’est le sens de la fameuse formule « un pays, deux systèmes ». 2017 : Xi Jinping accélère l'absorption de Hong Kong avec la grande baie “région Guangdong-Hongkong-Macao”.
Une région grande comme la Suisse, au PIB équivalent à la Corée du Sud et interconnectée par des routes et des lignes de chemin de fer à grande vitesse. Les Hongkongais s’inquiètent de cette absorption dans une Chine autoritaire. Sur place en effet, le « bureau de liaison » chinois, véritable gouvernement parallèle, permet déjà à Pékin de resserrer progressivement son étau sur Hong Kong.
En 2023, on peut considérer que le concept « un pays, deux systèmes » a vécu. Hong Kong est désormais une ville chinoise presque comme une autre Celle que nous nommerons « la fée » est une activiste hong kongaise réfugiée à Taipei. Elle nous raconte ce que signifie la menace chinoise.
EA : Merci de nous recevoir ici. Pouvez-vous nous expliquer d’abord pourquoi vous prenez autant de précautions pour nous parler ? La Fée : Parce que ma famille est toujours à Hong Kong, et si des informations me concernant sont divulguées, j'ai peur qu’elle soit inquiétée.
EA : Vous pouvez rapidement nous rappeler à quel moment Hong Kong est devenu dangereux pour des gens comme vous ? La Fée : Au moment de la Révolution des Parapluies en 2014. J'ai compris que Hong Kong allait faire face à de nombreux changements.
Le 9 juin 2019, lors d'une manifestation j’ai vu que la police frappait les manifestants protestataires. En voyant quelqu'un se faire tirer dessus par la police, j'ai dû acter que Hong Kong ne serait plus jamais comme avant. Taïwan à l’inverse, me semblait un pays où il était encore possible de vivre librement.
Les Taïwanais se sont toujours montrés très amicaux envers les Hongkongais. EA : Vous avez l'impression de vivre normalement à Taïwan ? Ou pas tout à fait quand même ?
La Fée : Je continue de vivre avec la peur. Depuis le mouvement des manifestations réprimées à HK, je ressens de la peur lorsque je vois une voiture de police ou lorsque je sens que je suis suivie. Même maintenant, je reste très prudente, je ne parle pas aux autres des choses que j'ai faites par le passé ou des activités auxquelles j'ai participé.
Nous savons qu'il y a des agents infiltrés à Taïwan, mais nous ne savons pas qui ils sont, ni où ils se trouvent. EA : Est-ce qu'aujourd'hui que vous avez trouvé refuge à Taïwan, vous avez peur que Taïwan connaisse la même histoire que Hong Kong ? La Fée : Je suis effectivement très inquiète.
Parce qu'il me semble que le peuple taïwanais ne se soucie pas suffisamment de cette situation, ne s'en préoccupe pas vraiment. Ils ont l’air de considérer que Taïwan ne court aucun risque. Sauf que moi je pense que les Taïwanais doivent se réveiller, se mobiliser pour préserver l'indépendance de Taïwan et résister à toute invasion de la Chine.
Je dis aux Taiwanais qu’ils devraient penser moins à leur argent qu’à leur avenir. Sans doute faut-il venir de Hong Kong pour comprendre la nature exacte de la menace chinoise qui pèse désormais aussi sur les Taiwanais. Menace militaire, économique, informationnelle - Pékin finançant par exemple certains médias pour qu’ils portent un discours pro Chine.
Au moment de partir, comme un sentiment de contraste entre la douceur de vivre et l’ombre qui plane sur l’avenir de Taïwan. Ainsi s'achève notre voyage taiwanais à Taipei, au bord de la rivière Tamsui qui se jette dans le Détroit de Formose. Taiwan, on l’a vu, au cœur d’enjeux géostratégiques majeurs du 21e siècle et notamment l’enjeu démocratique auquel les taiwanais tiennent viscéralement, mais jusqu'où devront-ils aller pour le défendre ?
En attendant de pouvoir répondre à cette question une seule certitude, la majorité des taiwanais que nous avons rencontrés ici qu’ils soient politiques, militaires, acteurs économiques ou simples citoyens nous disent la même chose : à ce stade ils n’ont pas d’autre choix que de rester attachés au statu quo, c’est-à-dire ni unification avec la Chine, ni indépendance, un fragile compromis.