Est-ce que, comme moi, vous avez pris le métro parisien en novembre 2007 ? Vous ne vous souvenez peut-être plus. MAIS peut-être vous souvenez-vous, COMME MOI, de la publicité BIZARRE, une publicité des Galeries Lafayette, qui était affichée à cette époque : un homme TORSE NU qui tient un livre.
L’HOMME, les voyageurs le reconnaissent : c’est Frédéric Beigbeder, un écrivain qui passe souvent à la télévision. MAIS LE LIVRE ? Le livre que Beigbeder tient dans les mains, c’est LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION de Jean Baudrillard.
Pourquoi CE livre ? L’immense majorité des voyageurs ne se posent pas la question — ils ne voient qu’une pub originale. Peut-être qu’une minorité pensent que c’est un clin d’oeil au fait que Beigbeder a été publicitaire, et qu’il a dénoncé le cynisme de son ancien métier.
Mais une INFIME minorité CONNAISSENT le contenu du livre. Cela fait d’eux des initiés, capables de DÉCODER le MESSAGE SECRET de la publicité. En fait, les gens QUI SAVENT ce qu’il y a dans La Société de consommation de Jean Baudrillard — ces gens sont capables de décoder BIEN PLUS que la publicité.
Parce que ce livre est, comme son titre le suggère, LA RÉFÉRENCE pour comprendre la société de consommation, c’est-à-dire notre monde ACTUEL. Si vous trouvez que quelque chose ne tourne pas rond dans notre monde ; si vous trouvez qu’il manque de sens, et que par ricochet VOTRE existence manque de SENS, alors vous allez voir que Baudrillard a une explication TRÈS intéressante. SON IDÉE de la société de consommation nous permet de mieux comprendre le monde, ainsi que notre propre existence.
Quelles sont LES ORIGINES de cette idée ? LE LIVRE La Société de consommation a déjà plus de 50 ans : il est publié en 1970, c’est-à-dire À LA FIN des Trente Glorieuses. L’auteur, Jean Baudrillard, est un sociologue français décédé en 2007.
Il est un des penseurs MAJEURS de ce qu’on appelle la « POSTMODERNITÉ ». C’est quoi la « POSTMODERNITÉ » ? C’est le fait que les hommes n’envisagent plus leur destin collectif dans le cadre de GRANDS NARRATIFS, tels que le narratif des Lumières, qui lie le bonheur de l’humanité au progrès du savoir, ou encore le narratif marxiste, qui promet la véritable égalité.
HISTORIQUEMENT, la postmodernité commence grosso modo AU MILIEU du XXe siècle. Donc Baudrillard est un des penseurs majeurs de cette MUTATION idéologique. Mais l’influence de Baudrillard DÉPASSE la pensée postmoderne, ET MÊME le monde de la pensée.
La Société de consommation est une référence de LA CONTRE-CULTURE, c’est-à-dire la culture qui se constitue dans les Trente Glorieuses PAR OPPOSITION à la mentalité et au mode de vie standard de la classe moyenne occidentale. Et encore PLUS LARGEMENT, Baudrillard est aujourd’hui connu dans la culture POPULAIRE occidentale parce qu’il a inspiré les scénaristes du film Matrix, autrefois appelés les « frères Wachowski » avant leur transition de genre. Il y a même une scène, AU DÉBUT du film, où apparaît en gros plan le livre Simulacre et simulation de Baudrillard : c’est la couverture du livre coffre dans lequel le héros, Néo, cache ses disquettes pirates.
La notoriété ACTUELLE de Baudrillard doit beaucoup au film Matrix. Mais REVENONS en arrière. Baudrillard a 41 ans à la publication de La Société de consommation.
C’est la toute fin des Trente Glorieuses — et puis surtout, c’est la RÉVOLUTION CULTURELLE occidentale des années 60. Baudrillard est un homme DE CETTE PÉRIODE et DE CE MILIEU. Plus précisément, la radicalité de son propos est cohérente avec son itinéraire PERSONNEL.
Fils de fonctionnaires et petit-fils de paysans, adolescent, Baudrillard atterrit, grâce à l’ascenseur social à la française, en prépa à Henri IV. Mais plutôt que de passer le concours de Normal Sup’, il part dans le Sud pour trimer comme ouvrier agricole. Il revient ensuite dans le monde académique et devient prof d’allemand.
Puis il bifurque vers la philosophie politique et la sociologie. Il enseigne pendant plus de vingt ans à la fameuse UNIVERSITÉ DE NANTERRE, qui a été fondée dans les années 60 pour expérimenter de nouvelles formes d’enseignement, et qui était L’ÉPICENTRE des contestations étudiantes de mai 68. Baudrillard est donc un homme qui baigne dans le gauchisme des années 60.
POUR AUTANT, ce gauchisme n’est PAS DU TOUT son horizon intellectuel. Bien sûr, le marxisme — en particulier l’idée du FÉTICHISME de la marchandise, sur laquelle je reviendrai plus tard — bien sûr le marxisme nourrit la critique de la société de consommation de Baudrillard. Mais ses sources intellectuelles, les plus récentes comme les plus lointaines, sont BIEN PLUS riches.
QUELLES SONT ces sources ? Je vais les évoquer EN REMONTANT le temps, c’est-à-dire en allant des sources LES PLUS RÉCENTES aux plus anciennes. Tout d’abord, Baudrillard N’EST PAS LE PREMIER, au cours des Trente Glorieuses, à dire que le développement de la consommation pose un problème.
Une dizaine d’années plus tôt, GALBRAITH, le célèbre économiste qui a conseillé le président Kennedy (dont il avait été le prof à Harvard) et qui est un peu le Keynes américain — DONC une dizaine d’années AVANT La Société de consommation, Galbraith explique dans L'Ère de l'opulence que LE CONSUMÉRISME est une impasse. Petite pause définition, parce que « CONSUMÉRISME » est un terme important. Le consumérisme, c’est LE MODE DE VIE qui repose implicitement sur l’idée que le bonheur est PROPORTIONNEL à la consommation de biens et de services.
Je répète : le MODE DE VIE qui repose implicitement sur l’idée que le bonheur est PROPORTIONNEL à la consommation de biens et de services. Les périodes de soldes massives comme le Black Friday sont un exemple emblématique du mode de vie consumériste. Je reviens aux sources intellectuelles récentes de Baudrillard.
Je disais qu’une dizaine d’années AVANT La Société de consommation, l’économiste Galbraith explique déjà dans L'ÈRE DE L'OPULENCE que le consumérisme est une impasse. Ce livre, L'ÈRE DE L'OPULENCE, est un peu l’équivalent de La Société de consommation en économie (et d’ailleurs Baudrillard mentionne Galbraith dans La Société de consommation). Baudrillard mentionne également le sociologue américain David Riesman — R I E S M A N — David Riesman, lequel explique en 1950 dans LA FOULE SOLITAIRE que la société de consommation FRAGILISE l’individu psychologiquement.
L’OXYMORE du titre (qui allie la foule et la solitude) est particulièrement bien trouvé. Notez d’ailleurs que les trois titres, La foule solitaire, L’Ère de l’opulence, et La société de consommation capturent L’ESSENCE de l’époque avec une formule à la fois simple et frappante. Concernant les sources intellectuelles RÉCENTES, en résumé, Baudrillard s’est nourri avec les penseurs de la société américaine, laquelle était EN AVANCE (grosso modo d’une dizaine d’années) du point de vue de la consommation.
L’analyse de Baudrillard a également des racines MOINS récentes. Ce qu’il voit chez la classe moyenne des Trente Glorieuses, on pouvait DÉJÀ le voir chez la bourgeoisie des sociétés industrielles du XIXe siècle. Le sociologue américain VEBLEN — V E B L E N — Veblen explique déjà, 70 ANS avant Baudrillard, que les classes sociales les plus aisées ne consomment pas POUR SATISFAIRE LEURS BESOINS, mais POUR DONNER LA PREUVE DE LEUR STATUT SOCIAL (pour le prestige, quoi).
Veblen appelle ça la consommation « OSTENTATOIRE », et il la théorise dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir. La figure emblématique de la consommation ostentatoire dans la culture populaire, c’est Gatsby le Magnifique, le personnage du roman éponyme de Francis Scott Fitzgerald, incarné par Di Caprio dans l'adaptation cinématographique de 2013. Cette théorie de la consommation ostentatoire me permet d’arriver à la racine intellectuelle LA PLUS LOINTAINE de l’analyse de Baudrillard : la traditionnelle distinction, qui remonte (au moins) à l’Antiquité, entre LE BESOIN et LE DÉSIR.
Les deux notions se recoupent — mais pour faire simple, LE BESOIN vise une chose NÉCESSAIRE à la vie humaine, c’est-à-dire à la survie (boire de l’eau, par exemple) ; tandis que LE DÉSIR vise une chose QUI N’EST PAS nécessaire (un tatouage, par exemple). Les philosophes grecs (notamment Aristote, Épicure, ou encore les stoïciens) disaient DÉJÀ que la logique du désir rend l’homme MALADE. Baudrillard nous explique 24 SIÈCLES PLUS TARD que cette logique PATHOLOGIQUE du désir est AMPLIFIÉE par la société de consommation.
En résumé, l’analyse de Baudrillard est donc SPÉCIALE par la richesse de ses sources intellectuelles : il y a une pointe de marxisme, bien sûr ; mais il y a aussi les critiques du consumérisme de la société américaine ; la sociologie de la bourgeoisie industrielle ; et, certes de manière moins évidente, la philosophie antique. Maintenant, il est temps de parler de L’IDÉE de Baudrillard ELLE-MÊME. Je ne vais pas résumer le livre La société de consommation, mais expliquer les dimensions LES PLUS ESSENTIELLES de l’idée de la société de consommation de Baudrillard, c’est-à-dire ce qui, dans cette idée, nous permet de mieux comprendre le monde, et notre propre existence.
La dernière fois que je suis allé dans un centre commercial, c’était pour patienter pendant que mon chien Épictète était chez le toiletteur. J’ai donc cherché un café pour m’asseoir avec mon Kindle. Et en déambulant dans les couloirs, j’ai trouvé qu’il y avait vraiment BEAUCOUP de magasins ; que tout était moderne, accueillant, et ATTIRANT.
Je suis passé devant une boutique de décoration intérieure. Ses présentoirs sont PLEINS de petits objets de différentes sortes : des bougies, des lampes, des cadres, de petites sculptures, etc. Ces objets me paraissaient SI ARTIFICIELS, SI INUTILES — je ne m’imaginais JAMAIS en acheter un.
COMMENT est-ce possible de réussir À VENDRE tout ça ? J’avais l’impression qu’il y avait TROP de produits, TROP de choix. TEL EST le point de départ de Baudrillard.
Ce qui frappe, dans la société de consommation, c’est LA PROFUSION des objets. Mais en fait, ce n’est pas nouveau. Zola décrit déjà dans Au bonheur des dames (qui date de 1883) comment LES PREMIERS grands magasins de vêtements de la seconde moitié du XIXe siècle SUBMERGENT leur clientèle de nouveautés.
Donc en réalité, la société occidentale des Trente Glorieuses EXACERBE une évolution qui a commencé PLUS TÔT, avec LA MASSIFICATION de la production des biens de consommation. Cette massification entraîne une abondance QUI N’EST PAS ANODINE. Elle dit qu’il est IMPOSSIBLE de manquer, et elle nous promet LE BONHEUR par LA JOUISSANCE MATÉRIELLE.
La société de consommation est donc IMPLICITEMENT animée par une certaine vision du bonheur : le bonheur HÉDONISTE. Dérivé du grec hêdonê, qui signifie « plaisir », L’HÉDONISME est la philosophie qui fait du plaisir LE BUT de la vie. Les membres de la société de consommation sont, dans leur grande majorité, hédonistes parce qu’ils misent SUR L’AMÉLIORATION DE LEUR BIEN-ÊTRE.
Les produits emblématiques de cette quête de bien-être sont la voiture haut de gamme, le dernier smartphone, les vêtements et les accessoires de marque, ou encore les meubles design pour la maison. L’individu attend un bonheur MAGIQUE de ces objets. Baudrillard compare le consommateur occidental aux indigènes des îles du Pacifique qui attendent des livraisons par avion parce qu’ils imaginent que les livraisons qui se sont produites lors de la Seconde Guerre mondiale vont se répéter (les anthropologues appellent ça le « culte du cargo »).
Ce que veut dire Baudrillard, c’est que la consommation est comme UN MIRACLE. On peut trouver la comparaison facile et peu éclairante. Mais il y a une idée ESSENTIELLE qui la justifie : les consommateurs PERDENT DE VUE le lien entre LA PRODUCTION et LA CONSOMMATION.
Je cite Baudrillard : « Dans la pratique quotidienne, les bienfaits de la consommation ne sont pas vécus comme résultant d’un travail ou d’un processus de production, ils sont vécus comme miracle ». Je trouve cette idée TRÈS ÉCLAIRANTE. En tant que consommateurs, nous avons tendance à OUBLIER la phase de PRODUCTION.
Nous ne nous demandons pas D’OÙ viennent les choses, COMMENT elles ont été créées — nous n’y pensons pas, nous y sommes même souvent INDIFFÉRENTS. Quel est le problème ? Eh bien notre indifférence nous maintient dans une forme D’IMMATURITÉ.
Quelque part, nous restons DES ENFANTS convaincus de la bienveillance des adultes qui les élèvent. Nous n’interrogeons pas les MOTIVATIONS des producteurs ni LE SENS de nos choix de consommation. Revenons à l’analyse de Baudrillard.
Il explique, on l’a vu, que la société de consommation est animée par une certaine vision du bonheur : PLUS on consomme, PLUS on jouit, PLUS on est heureux. Cette vision du bonheur est d’ailleurs encapsulée dans un des PILIERS idéologiques de la société de consommation : le concept de CROISSANCE ÉCONOMIQUE. OR, pour Baudrillard, la croissance, c’est un peu UN MYTHE.
Il parle, je le cite, « d’une opération de "magie blanche" sur les chiffres, qui cache en réalité une magie noire D’ENVOÛTEMENT collectif ». La mesure de l’activité économique est, je le cite encore, « le plus extraordinaire BLUFF collectif des sociétés modernes ». « ENVOÛTEMENT collectif », « BLUFF collectif » : Baudrillard n’y va pas de main morte.
Mais QUE critique-t-il PRÉCISÉMENT ? Il dénonce deux BIAIS principaux dans la mesure de la croissance. Tout d’abord, bien sûr, on mesure exclusivement CE QUI EST MESURABLE (par exemple, le travail domestique des femmes au foyer n’est pas intégré dans le calcul de la croissance économique).
SECOND biais dénoncé par Baudrillard : dans le calcul de la croissance, on ne retire pas la valeur DES NUISANCES (par exemple, la pollution, qui est ce que les économistes appellent une « externalité négative », la pollution N’EST PAS INTÉGRÉE dans le calcul). Étant donné ce biais de calcul, la croissance économique est un projet ABSURDE, parce qu’il engendre des nuisances EN PRÉTENDANT CRÉER DU BIEN-ÊTRE. Et le calcul de la croissance pose encore d’autres problèmes que Baudrillard ne mentionne pas, comme la prise en compte de l’innovation, l’évolution dans le temps des conventions de calcul, ou tout simplement la falsification des chiffres (en Chine, par exemple, les pouvoirs locaux maquillent leurs statistiques à la hausse pour satisfaire le pouvoir central).
Pour Baudrillard, de toute manière, le but n’est pas de MESURER la réalité, mais D’ENTRETENIR un mythe : PLUS de consommation égale PLUS de bonheur. La conclusion essentielle, c’est que la société de consommation ne se réduit pas à une mécanique économique. Elle carbure À L’IDÉOLOGIE.
Autrement dit, elle a besoin que ses membres partagent UN MÊME SYSTÈME d’idées et de valeurs QUI LES CONDITIONNE à accepter UN MÊME DESTIN, individuel et collectif. Mais l’idéologie NE SUFFIT PAS pour comprendre la société de consommation. 40 millions d’euros !
40 millions d’euros, ça fait cher pour s’attacher les services d’UN SEUL acteur pour de COURTS spots de publicité. Pour vous donner une idée, 40 millions d’euros, c’est grosso modo LA MOITIÉ du budget d’un film hollywoodien moyen au début du XXIe siècle. Mais Nespresso, la marque suisse de capsules de café, ne lâche pas 40 millions d’euros pour n’importe qui : l’acteur américain George Clooney devient son égérie en 2007.
Et 16 ans plus tard, le pari est réussi. Un article du Parisien de décembre 2023 titre : « Nespresso : avec George Clooney, le café est devenu chic ». Mmm COMMENT le café peut-il « devenir chic » ?
comment rendre le produit plus désirable SANS AMÉLIORER LE PRODUIT LUI-MÊME ? La réponse mêle la psychologie, c’est-à-dire ce qu’il se passe dans la tête d’une personne, et la sociologie, c’est-à-dire ce qu’il se passe à l’intérieur d’un groupe de personnes ou entre des groupes de personnes. Et pour trouver cette réponse qui mêle psychologie et sociologie, il faut réfléchir AU SENS des objets.
C’EST ce qu’avait fait Baudrillard dans son livre Le Système des objets DEUX ANS AVANT d’écrire La Société de consommation. En fait, La Société de consommation POURSUIT l’analyse développée dans Le Système des objets. Revenons un instant à George Clooney.
Une capsule de café, c’est un moyen pratique, très rapide, pour faire un café. On ouvre le compartiment de la machine ; on insère la capsule ; on ferme le compartiment ; on appuie sur le bouton ; et hop, le café est prêt en une dizaine de secondes. Mais ça, c’est ce qui se passe dans le monde MATÉRIEL, PAS dans l’esprit humain.
C’est quoi le sens FONDAMENTAL d’une capsule Nespresso ? Et quel est LE LIEN avec la présence de George Clooney dans la publicité ? Cette publicité fait sourire quand on la regarde, mais le bon sens suffit à comprendre L’INTENTION de Nespresso : les QUALITÉS de George Clooney S’ASSOCIENT au produit.
Ou plutôt, L’ESPRIT DU SPECTATEUR associe les qualités de George Clooney à la capsule Nespresso. L’entreprise veut donner L’ILLUSION qu’en consommant ses capsules, ON ACQUIERT la célèbre classe décontractée de l’acteur américain. Ce phénomène psychologique relève DE LA LOGIQUE SOCIALE de la consommation.
L’expression « logique sociale » est peut-être un peu obscure. On peut dire que la logique sociale, c’est le PROGRAMME MENTAL qui règle les interactions entre les membres de la société (en parlant de « programme », je fais une métaphore informatique). Dans la société de consommation, le programme mental qui règle les interactions nous fait associer la célèbre classe décontractée de George Clooney à la capsule Nespresso.
Mais COMMENT l’expliquer ? Eh bien pour Baudrillard, les objets expriment fondamentalement LE STATUT, c’est-à-dire la situation d’une personne dans un groupe. Je le cite : « On ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur d’usage) — on manipule toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur.
» Or, l’être humain est OBSÉDÉ par le statut (et d’ailleurs on retrouve l’idée du statut sous d’autres termes comme « la reconnaissance », « le prestige », « le rang », « l’honneur », etc. ). Que l’objet exprime le statut, cela signifie que consommer TEL OBJET permet au consommateur de signifier qu’il se situe à TEL NIVEAU dans la hiérarchie sociale.
En choisissant les capsules Nespresso, par exemple, on renvoie l’image d’une personne pour laquelle boire son café n’est pas un acte banal, mais un rituel à la fois chic et décontracté — une telle personne n’est pas au bas de la hiérarchie. Le mécanisme est encore PLUS ÉVIDENT avec les vêtements de marque et les belles voitures. Baudrillard montre donc que la consommation est DEUX CHOSES en même temps.
Elle est d’abord UN LANGAGE, puisque les consommateurs échangent DES SIGNES (le meilleur exemple étant les logos des marques, comme le LV de Louis Vuitton, la virgule de Nike, ou encore la pomme croquée d’Apple). Et puis la consommation est en même temps un processus de HIÉRARCHISATION. Ce que communiquent les consommateurs en échangeant des signes, c’est LEUR PLACE dans la hiérarchie sociale.
Le problème, selon Baudrillard, c’est que cette logique est INCONSCIENTE. Avant d’acheter des capsules Nespresso, je calcule INCONSCIEMMENT le surcroît de prestige que je vais en retirer (peut-être que ma compagne va me trouver plus classe ? ).
Un autre problème dans la logique sociale de la consommation, c’est L’ILLUSION de liberté du consommateur. Je crois qu’acheter des capsules Nespresso, c’est exprimer ma liberté d’enrichir mon identité et de me DIFFÉRENCIER en ressemblant à George Clooney — mais en réalité, je ne fais QU’OBÉIR au code de la hiérarchisation sociale. Et puis, encore plus simplement, je me fais MANIPULER par les publicitaires de Nespresso : ils excitent ma demande de prestige social avec l’image de George Clooney.
Bref, je suis L’ESCLAVE d’une logique sociale qui m’échappe. C’est après avoir révélé cette logique que Baudrillard livre sa conclusion LA PLUS PROFONDE : la société de consommation enrichit ses membres MATÉRIELLEMENT, MAIS elle les appauvrit PSYCHOLOGIQUEMENT. Je répète cette idée parce que je la trouve cruciale pour comprendre notre monde : la société de consommation enrichit ses membres MATÉRIELLEMENT, mais elle les appauvrit PSYCHOLOGIQUEMENT.
Après, cet appauvrissement n’est pas dû UNIQUEMENT à la consommation. La dynamique psychologique dont se nourrit la société de consommation est encore aggravée par L’URBANISATION. Comme David Riesman dans La Foule solitaire, et comme Rousseau deux siècles plus tôt, Baudrillard constate que la concentration urbaine EXACERBE LA CONCURRENCE POUR LE STATUT.
CHAQUE FOIS qu’un homme en voit un autre, il exerce et il subit en même temps UNE INFLUENCE. Ce n’est donc pas la même chose que de croiser DES CENTAINES, voire DES MILLIERS de personnes — dont une immense majorité d’inconnus — le même jour dans une rue de New York — ça, ce n’est PAS DU TOUT la même chose que de papoter avec ses quelques voisins dans son village natal. La concurrence pour le statut est, je cite Baudrillard, « le discours de la ville ».
On peut donc préciser la conclusion de Baudrillard : la société URBAINE de consommation enrichit ses membres MATÉRIELLEMENT, mais elle les appauvrit PSYCHOLOGIQUEMENT. En résumé, la société de consommation, pour Baudrillard, c’est à la fois une IDÉOLOGIE, c’est-à-dire un système d’idées et de valeurs qui conditionne les individus à accepter un même destin ; et puis, la société de consommation, c’est aussi une LOGIQUE SOCIALE, c’est-à-dire un programme mental qui règle les interactions entre les membres de la société. En quoi cette idée nous aide-t-elle à comprendre NOTRE monde ?
En premier lieu, elle nous aide à comprendre que la consommation est une, sinon LA dimension ESSENTIELLE de notre monde (ce qui justifie d’appeler notre société « société DE CONSOMMATION »). Baudrillard estime que cette société de consommation représente une mutation FONDAMENTALE pour l’humanité. Les relations humaines ne sont plus les mêmes : les individus ont davantage rapport à des objets qu’à leurs semblables.
Et la mutation n’est pas qu’anthropologique ; elle est aussi IDÉOLOGIQUE. La consommation est plus qu’un acte ou un processus : c’est une vision du monde TOTALITAIRE qui promet le bonheur par la satisfaction des besoins. Ensuite, l’analyse de Baudrillard nous aide également à prendre du recul par rapport à la vision ÉCONOMIQUE du monde.
C’est LA LOGIQUE DU DÉSIR HUMAIN, et NON PAS les lois de l’économie, qui dit la vérité sur notre société de consommation. Cette société rend les hommes ESCLAVES de leurs désirs — et ça l’économie n’en parle pas. Mais LE PIRE avec la vision économique du monde, et plus généralement dans la société de consommation, c’est que NOUS NE SAVONS PAS où nous allons.
L’analyse de Baudrillard nous permet donc de comprendre que L’INCROYABLE richesse MATÉRIELLE de l’Occident dissimule UNE ABSENCE de maîtrise du destin collectif, et peut-être même une absence de destin collectif tout court. L’idée de la société de consommation de Baudrillard a une grande valeur intellectuelle, mais elle a aussi quelques limites. Tout d’abord, dans le livre, certains développements (par exemple, quand Baudrillard parle du sens de la pauvreté et de l’égalité dans la société de consommation) — ces passages sont moins convaincants.
Ensuite, concernant la thèse elle-même, on peut trouver que Baudrillard est excessif quand il évoque la dimension TOTALITAIRE de la société de consommation. La séduction de l’idéologie de la consommation est certes très puissante — MAIS JUSTEMENT, elle SÉDUIT, elle ne s’impose pas par la force. La révolution culturelle des années 60 ou, plus récemment, la mode du minimalisme montrent que des idéologies de la frugalité, voire de nouvelles formes d’ascétisme, PEUVENT concurrencer l’idéologie de la consommation.
UNE AUTRE limite essentielle de l’idée de la société de consommation de Baudrillard, c’est qu’elle néglige les racines HISTORIQUES de cette nouvelle société. On peut aussi reprocher à Baudrillard d’en négliger les racines PSYCHOLOGIQUES. L’évolution de la société n’est-elle pas contenue en germe DANS LES FORCES qui dominent l’esprit humain ?
Plus de deux siècles avant Baudrillard, ROUSSEAU voit déjà le désir de se distinguer à l’origine de la sophistication de la civilisation (il en parle notamment dans son Discours sur les sciences et les arts, qui l’a rendu célèbre). Et on peut même encore remonter UN SIÈCLE avant Rousseau aux analyses des moralistes classiques sur la vanité, c’est-à-dire le désir de reconnaissance (la référence étant les Maximes de La Rochefoucauld). Bref, les centres commerciaux n’ont pas changé la nature humaine.
L’idée de Baudrillard n’en demeure pas moins très éclairante. Grâce à cette idée, nous avons compris que la société de consommation consiste À LA FOIS en un conditionnement idéologique et en une logique sociale. Quelle sera LA POSTÉRITÉ de cette idée ?
Avec le recul, nous voyons que l’idée de la société de consommation de Baudrillard s’inscrit dans plusieurs courants de pensée. Le plus évident, que j’ai déjà évoqué, c’est le POSTMODERNISME. Pour rappel, la postmodernité, c’est le fait que les hommes N’ENVISAGENT PLUS leur destin collectif dans le cadre de grands narratifs, tels que le narratif des Lumières, qui lie le bonheur humain au progrès du savoir, ou le narratif marxiste, qui promet la véritable égalité.
L’analyse de Baudrillard n’adhère À AUCUN de ces grands narratifs. Il démonte le narratif qui sous-tend la vision économique de la société. Et il explique même plus fondamentalement que la culture de masse ANNIHILE la possibilité d’un narratif crédible, parce que tout ce qui lui importe, c’est D’ÊTRE CONSOMMÉE — et non pas de produire du sens.
L’analyse de Baudrillard s’inscrit aussi — mais dans une moindre mesure — dans le courant de pensée STRUCTURALISTE (qui s’épanouit en France dans les années 1950-60). C’est quoi, le structuralisme ? C’est voir la réalité sociale comme une organisation comparable à la structure sous-jacente du langage.
L’organisation DES MOTS dans le langage révélerait le sens de l’organisation DES HOMMES dans la société. On comprend en quoi l’analyse de Baudrillard est structuraliste : il définit la consommation COMME UN LANGAGE. Les consommateurs ne satisfont pas LEURS BESOINS, ils échangent DES SIGNES qui prouvent leur statut social.
Par exemple, je consomme des capsules de café Nespresso pour communiquer une meilleure valeur sociale à ma compagne ou à mes visiteurs. Enfin, l’analyse de Baudrillard s’inscrit encore dans le courant dit « POST-MARXISTE ». C’est quoi, ça encore ?
Comme l’indique le préfixe d’origine latine « post- », le post-marxisme est UNE MISE À JOUR du marxisme. La différence théorique essentielle est le remplacement de l’inégalité fondamentale entre les bourgeois et les prolétaires par D’AUTRES inégalités, comme celles liées à l’éducation, au genre, ou à l’origine ethnique. Le post-marxisme abandonne certaines grandes idées marxistes, comme le caractère inéluctable de la révolution communiste, mais il EN CONSERVE d’autres.
Baudrillard, en l’occurrence, reprend notamment l’idée de Marx du FÉTICHISME de la marchandise, qui signifie que le consommateur voit dans l’objet une valeur qui n’est PAS celle du travail nécessaire pour produire l’objet — le consommateur trouve à l’objet une valeur ILLUSOIRE, D’OÙ LA COMPARAISON avec les tribus de l’Ouest africain qui croient que des esprits habitent de petits objets et leur confèrent un pouvoir magique (c’est ça, en anthropologie, le fétichisme). Post-marxisme, structuralisme, et postmodernisme sont donc les principaux courants de pensée dans lesquels s’inscrit l’idée de la société de consommation de Baudrillard. Difficile d’évaluer PLUS PRÉCISÉMENT son influence intellectuelle, car le livre La Société de consommation n’a que 50 ans.
Mais on peut trouver des traces intéressantes. On en retrouve notamment dans les critiques de la société occidentale postmoderne les plus réussies. C’est par exemple le cas dans L’ÈRE DU VIDE du philosophe français Gilles Lipovetsky.
Treize ans après Baudrillard, Lipovetsky approfondit l’idée selon laquelle la culture de la société de consommation PERVERTIT les rapports sociaux et APPAUVRIT PSYCHOLOGIQUEMENT l’individu en le rendant esclave de ses désirs. On peut également retrouver l’influence de Baudrillard dans le concept de « SOCIÉTÉ LIQUIDE » théorisée par le sociologue polonais Zygmunt Bauman à la fin des années 1990 (il théorise le concept dans l’ouvrage fondateur de sa pensée, La vie liquide). L’idée de la métaphore de LA LIQUIDITÉ, c’est que le consumérisme — c’est-à-dire le mode de vie qui repose implicitement sur l’idée que le bonheur est proportionnel à la consommation — la métaphore de la liquidité signifie que le consumérisme rend LES PARAMÈTRES de l’organisation sociale AUSSI FLUIDES qu’un liquide.
L’individu devient aussi flexible avec son identité et ses relations qu’il l’est dans ses choix de consommation. Zygmunt Bauman développe notamment l’exemple des relations amoureuses : dans la société liquide, on aime de la même manière que l’on consomme, pour le plaisir IMMÉDIAT — l’engagement à long terme est dévalorisé. L’analyse de Baudrillard a donc été influente.
Mais la notoriété de son livre tient certainement à d’autres facteurs. D’abord, c’est tout bête, mais comme Baudrillard prend le sujet du livre comme TITRE du livre, du coup le titre contribue, À LUI SEUL, à imposer l’ouvrage comme LA RÉFÉRENCE sur le sujet (un peu de la même manière que Le Capital de Marx s’impose comme la référence sur le sujet du capitalisme). Ainsi, le livre devient UN SYMBOLE — un symbole de critique de la société de consommation, bien sûr, mais plus largement un symbole de la contre-culture, presque un symbole de résistance intellectuelle.
La reconnaissance de Baudrillard à l’étranger — notamment aux États-Unis — est une autre raison de la notoriété du livre La Société de consommation. Sauf que ce n’est pas CE livre, mais Simulacre et simulation — celui qui apparaît au début du film Matrix — c’est Simulacre et simulation qui a popularisé Baudrillard à l’étranger (d’ailleurs, n’hésitez pas à me dire dans les commentaires si cela vous intéresserait que je vous parle de ce livre, Simulacre et simulation, dans ce même format). Donc ce livre, Simulacre et simulation, est intéressant parce qu’il a imposé Baudrillard comme un auteur spécial, qui nous révèle la vérité PROFONDE du monde moderne — et cette réputation développe l’intérêt pour le livre antérieur La Société de consommation.
Comment résumer TRÈS RAPIDEMENT tout ce que je vous ai dit ? J’ai d’abord parlé DES ORIGINES de l’idée de la société de consommation de Baudrillard. Elle prend source dans les critiques du consumérisme de la société américaine du XXe siècle ; dans la sociologie de la bourgeoisie américaine du XIXe siècle ; et de manière plus éloignée et indirecte, dans les critiques morales de la civilisation et dans la philosophie antique.
J’ai ENSUITE expliqué l’idée de Baudrillard elle-même. La société de consommation est à la fois une IDÉOLOGIE, c’est-à-dire un système d’idées et de valeurs qui conditionne les individus à accepter un même destin ; et puis elle est aussi une LOGIQUE SOCIALE, c’est-à-dire un programme mental qui règle les interactions entre les membres de la société. ENFIN, j’ai évoqué LA POSTÉRITÉ de l’idée de la société de consommation de Baudrillard.
Elle a inspiré les principales critiques de la société postmoderne, société qui ne donne plus sens au destin collectif par de grands récits. Vous avez aimé ? N’hésitez pas à le dire sur la plateforme où vous m’écoutez — ce n’est pas grand-chose, mais ça m’aide vraiment.
N’hésitez pas non plus à commenter. Pour finir, j’ai deux choses à vous proposer. LA PREMIÈRE, c’est que si vous cherchez à développer votre culture générale, alors vous avez intérêt à connaître LES 5 SECRETS des gens les plus cultivés.
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Ça me fait vraiment plaisir que vous m’ayez écouté jusqu’ici. J’espère que mon travail vous a plu, et qu’il vous sera UTILE. Je suis Romain, et vous, vous étiez sur 1000 idées de culture générale.
Rappelez-vous que vous n’avez pas besoin de vous prendre la tête pour vous intéresser AU MEILLEUR de la pensée.