Quand on regarde les modèles les plus avancés qui ont été mis en avant par l'AI Report Index en 2023, 61 étaient américains, 15 étaient chinois et 21 étaient européens. Donc on voit qu'on est quand même dans la course. Chers amis du Dessous des Cartes, voici une leçon de Géopolitique, une interview carte sur table en lien avec l'actualité internationale.
Cette semaine, on va essayer de comprendre pourquoi l'intelligence artificielle est désormais un enjeu géopolitique. "Celui qui deviendra leader dans l'IA sera le maître du monde", a prédit un jour Vladimir Poutine. Elon Musk ajoutant quelques années plus tard que "l'IA est bien plus dangereuse que l'arme nucléaire et causera probablement une troisième guerre mondiale".
Alors on va essayer de mieux comprendre ces enjeux. Avec vous, Laure de Roucy-Rochegonde, bienvenue ! Merci, merci beaucoup de votre invitation.
Merci d'être en ligne avec nous. Vous êtes directrice du Centre géopolitique des technologies de l'IFRI, l'Institut français des relations internationales. Alors on va commencer par revenir sur trois grandes actualités récentes liées à l'intelligence artificielle.
Et d'abord, les États-Unis de Donald Trump qui ont annoncé il y a quelques jours un projet présenté comme énorme, Stargate, à 500 milliards de dollars porté par OpenAI, la maison-mère de Chat GPT. Est-ce que facilement et simplement vous pouvez essayer de nous expliquer de quoi il s'agit ? Oui, alors Stargate effectivement c'est un projet de développement de l'intelligence artificielle aux États-Unis.
Pour ça, il est piloté par trois immenses entreprises à la fois américaines et japonaise. On retrouve OpenAI, donc de l'IA générative, Oracle qui est une entreprise qui fait du cloud, donc c'est l'informatique en nuage et la gestion de données et SoftBank qui est un immense investisseur japonais. Le but c'est à la fois d'investir dans la recherche en intelligence artificielle mais aussi d'investir dans l'écosystème, en particulier les centres de données puisque pour faire fonctionner l'intelligence artificielle on a besoin à la fois de puissance de calcul, donc ça c'est des supercalculateurs dont il est souvent question, de capacité à stocker, collecter, traiter des données et d'algorithmes pour tirer des utilisations intéressantes de ces données.
Donc Stargate, le but c'est vraiment de doter les États-Unis de moyens dans tous ces domaines là. c'est une approche très vaste effectivement avec une ambition colossale. Pour l'instant on ne sait pas encore la manière dont ça va être financé ni quelles seront les applications concrètes mais c'est en tous les cas ce qui a été annoncé.
Alors en parallèle, on le sait la société chinoise DeepSeek a lancé une IA présentée comme aussi performante que ses rivales américaines mais aussi présentée comme beaucoup moins chère. Est-ce que là encore vous pouvez nous expliquer ? DeepSeek qui est une entreprise en fait qui fait un agent conversationnel qui pourrait être le concurrent de Chat GPT qui a été créé par un investisseur chinois au départ qui s'appelle Liang Wenfeng en 2023 et là la dernière mise à jour s'est avérée presque aussi bonne que Chat GPT même s'il y a un certain nombre de biais liés au contrôle social en Chine mais pour des moyens bien moindres puisque là où il avait fallu 100 millions de dollars pour entraîner Chat GPT, là il a été annoncé que seulement 6 millions de dollars avaient été requis.
Et au-delà de la question des fonds, il y a aussi la question de la puissance technique puisque ce qui a également été annoncé c'est que les supercalculateurs nécessaires pour faire fonctionner ces agents conversationnels Pour Chat GPT, ils étaient dotés de 16 000 puces NVIDIA qui est cette grande entreprise qui fabrique des puces nécessaires pour l'IA générative. Pour DeepSeek, il en a fallu seulement 2 000. Donc on voit qu'il y a une réduction énorme.
C'est aussi une moindre empreinte énergétique ce qui est important et donc c'est une sorte de pied de nez pour les États-Unis qui, alors qu'ils sont prêts à consentir des milliards de dollars, voient qu'on peut faire presque aussi bien avec beaucoup moins d'investissements initiaux. Alors ça ne raconte pas du tout encore une supériorité technologique chinoise. Les États-Unis ont beaucoup d'avance en particulier dans le domaine de l'IA générative.
En revanche, ça raconte l'histoire d'une ouverture des débouchés et c'est aussi une bonne nouvelle pour l'Europe puisque précisément, le fait de pouvoir faire aussi bien avec moins de moyens, c'est une bonne nouvelle pour les Européens qui ont une approche assez similaire notamment reposant sur ce qu'on appelle l'open source c'est-à-dire le fait de rendre public le fonctionnement de ces modèles ce qui est à la fois un risque et une opportunité puisqu'on risque de se faire voler un certain nombre de choses mais en même temps ça fait aussi progresser la technique beaucoup plus vite. Troisième grande actualité ces derniers jours liée à l'intelligence artificielle : la France et son grand sommet sur l'IA. Deux questions pour vous : que pèse la France dans ce domaine et au-delà, que pèse l'Union Européenne ?
Alors la France vous l'avez dit organise ce sommet. La France a une ambition politique qui est assez marquée, qui est assez ancienne aussi puisque pratiquement dès son élection, Emmanuel Macron a vu l'opportunité de l'intelligence artificielle. Il y a eu un premier rapport porté par Cédric Villani dès 2018 donc c'était il y a quand même plusieurs années déjà.
Il y a par ailleurs des investissements qui sont consentis, une vraie prise de conscience de l'importance de ces sujets et c'est aussi l'intérêt de ce sommet que de montrer à quel point la France a un vivier dynamique, à quel point il serait intéressant pour des entreprises étrangères d'investir dans cet écosystème de l'IA français. En revanche, la France n'est pas en tête en Europe. En réalité, le Royaume-Uni et l'Allemagne se placent devant nous.
Et si on prend l'Europe au sens plus large, il ne faut pas céder au pessimisme d'une certaine manière puisque l'Europe prise dans sa collectivité peut être sur le podium, être dans le top 3 et quand on regarde les modèles les plus avancés qui ont été mis en avant par l'AI Report Index en 2023, c'est un rapport qui fait référence dans le secteur, 61 étaient américains, 15 étaient chinois et 21 étaient européens donc on voit qu'on est quand même dans la course. Laure de Roucy-Rochegonde, je rappelle que vous êtes une experte des IA de défense. Alors précisément, je voudrais comprendre maintenant avec vous ce que l'intelligence artificielle a changé à la manière de faire la guerre à Gaza par exemple ou dans la guerre que mène la Russie en Ukraine.
Est-ce que l'on peut dire que quelque chose a changé de façon concrète sur le champ de bataille ? Oui, on a vu effectivement depuis février 2022 une massification du recours à l'intelligence artificielle sur les théatres d'opération, de manière un peu différente entre l'Ukraine et Gaza d'ailleurs puisque en Ukraine c'est une utilisation on pourrait dire du faible au fort, où les Ukrainiens essayent de compenser leur infériorité numérique par une supériorité technologique et ils sont très aidés par les géants du numérique américains pour ce faire. Et donc ça permet notamment aux drones d'être plus efficaces, de capter plus de données et grâce à ces données de faire des recommandations de cibles et ça c'est l'autre manière dont on a observé une utilisation de l'intelligence artificielle et on l'a beaucoup observé dans la bande de Gaza puisque Tsahal, l'armée israélienne a conçu des programmes qui permettaient d'identifier à la fois des combattants du Hamas et des lieux utilisés par les combattants du Hamas pour mener des frappes par avion ou par drone.
Alors on a commencé par parler ensemble du duel entre États-Unis et Chine sur ce terrain de l'intelligence artificielle et des tentatives de l'Union européenne pour exister dans cette histoire et vous nous avez dit qu'elle ne s'en sortait pas si mal mais quelles sont les autres puissances qui comptent ? J'ai cité Vladimir Poutine en introduction. Est -ce que l'on peut dire que la Russie est une puissance qui compte dans ce domaine de l'intelligence artificielle ?
Alors la Russie était attendue avant le début de la guerre en Ukraine. On considérait que ça faisait partie des grandes puissances notamment sur les questions d'IA militaire. En réalité, la high-tech russe a plutôt brillé par son absence au début de la guerre.
Alors, les choses évoluent évidemment. En fait, on peut dire que la Russie fait partie du club des infréquentables avec l'Iran et la Corée du Nord qui utilisent des techniques d'intelligence artificielle mais principalement à des fins sécuritaires, à la fois de contrôle interne de la population et aussi dans des ambitions hostiles à l'égard de puissances adversaires. Quels sont les autres pays que vous pourriez citer qui sont des pays aujourd'hui qui comptent dans ce domaine de l'intelligence artificielle et qui ont fait au bon moment les bons choix économiques et stratégiques ?
Alors on avait déjà parlé du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Parmi ces pays, on peut aussi citer le Canada. Un certain nombre de pays asiatiques, notamment le Japon, la Corée du Sud, Singapour.
On retrouve également l'Inde qui jusqu'à récemment était considérée comme un pourvoyeur de talent mais qui a une ambition politique très marquée sur précisément le développement de l'intelligence artificielle. Et on constate également que les pays du Golfe investissent beaucoup la question de l'intelligence artificielle dans une logique de diversification de leur économie et de réduction de leur dépendance aux hydrocarbures. Les Emirats arabes unis particulièrement, pour tout simplement avoir des alternatives à leur économie centrale et créer de nouveaux débouchés.
Laure, l'intelligence artificielle est un sujet qui fait peur la plupart du temps quand on l'évoque, d'abord parce qu'on en maîtrise généralement assez mal les enjeux. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle la Fondation Terranova a tenté récemment de ne pas céder au catastrophisme ambiant et au contraire de consacrer un rapport aux usages positifs de l'IA pour nos sociétés. Alors ça parle notamment beaucoup de la transition énergétique, du monde du travail.
Mais dans votre domaine à vous, c'est-à-dire la défense, la géopolitique, la sécurité, quels sont ces usages positifs, conformes à nos valeurs qu'on peut imputer à l'intelligence artificielle ? Je pense que c'est important de comprendre que la technologie n'est pas performative. En fait, ça dépend de la manière dont on utilise les outils dont on dispose.
Et tout ça dépend de la volonté politique. Donc en fait, l'intelligence artificielle dans le domaine militaire, ça pourrait tout à fait servir à réduire les victimes civiles. Ça pourrait tout à fait servir à faire des frappes plus précises.
Simplement, ça n'est pas nécessairement utilisé de cette manière-là jusqu'ici. Et je pense qu'il faut faire très attention à ne pas prêter une sorte de valeur morale intrinsèque à la technologie et de comprendre que ce sont des outils. Et de la même manière qu'un couteau peut être utilisé pour couper du pain ou pour poignarder quelqu'un, l'intelligence artificielle dépend en fait de ce qu'on décide d'en faire.
Est-ce que vous diriez que la dichotomie fondamentale entre démocratie et régime autoritaire est donc évidemment quelque chose à prendre en considération quand on parle des usages de l'IA ? Ne serait-ce que parce que dans un cas, il y a des contre-pouvoirs et dans un autre, il n'y en a pas ? Oui, tout à fait.
Et ça fait partie des craintes qui sont avancées par les régulateurs d'ailleurs que de se dire finalement, on pourrait créer des gares de fous qui seraient respectées par les démocraties libérales, qui seraient complètement bafouées par des États autocratiques. Pour autant, la responsabilité de la communauté internationale c'est justement d'essayer d'avoir un encadrement qui sera suivi par le plus grand nombre, on l'espère, mais surtout pas laisser cette espèce de course aux IArmements, comme on l'appelle parfois, se dérouler sans aucune forme de limite. Donc il faut donc du multilatéralisme dans ce secteur stratégique des années à venir qu'est l'intelligence artificielle ?
Tout à fait. Et d'ailleurs, ça fait partie des enjeux qui ont été identifiés dans la préparation du sommet de Paris sur l'IA, puisqu'il y a tout un thème dédié à la gouvernance mondiale de cette technologie qui va être discuté par tous ceux qui seront présents les 10 et 11 février, avec dans l'idée de créer une harmonisation, puisque pour l'instant, on a une grande fragmentation des différentes directions que prennent la gouvernance internationale de cette technologie et donc de créer davantage de consensus là aussi pour avoir finalement une approche universelle de la gouvernance de l'IA. Dans un moment quand même où ça ne vous a pas échappé, le multilatéralisme et la gouvernance mondiale ne semblent pas réellement s'imposer comme les valeurs montantes ?
Non, c'est sûr que le multilatéralisme connaît une très grave crise actuellement et au contraire, je pense que les régulateurs ne doivent pas se laisser décourager par ça et voir une opportunité puisque l'intelligence artificielle est une technologie à usage polyvalent, les questions de régulation sont un peu plus universelles et donc ça peut être précisément une occasion de redynamiser le multilatéralisme et de repartir sur des bases qui sont bénéfiques à l'humanité tout entière. Mais vous imaginez la Chine de Xi Jinping ou les États-Unis de Donald Trump avoir envie de se mettre autour d'une table avec le reste du monde justement pour mieux réguler ces enjeux de l'IA ? D'abord, ça s'est déjà produit.
On se souvient de la régulation du nucléaire pendant la guerre froide et on ne peut pas dire que l'Union Soviétique et les États-Unis étaient tellement plus proches que ne le sont la Chine et les États-Unis actuellement. Et ensuite, d'une certaine manière, on n'est pas obligé d'attendre ce moment-là pour commencer la régulation, on peut partir avec les bonnes volontés internationales et ensuite, il y a des recherches qui ont montré que ces normes qui émergent ont ce qu'on appelle un pouvoir social, c'est-à-dire qu'elles peuvent se diffuser même sans être adoptées de manière universelle parce que ceux qui refusent de s'y conformer sont vus comme des parias à l'échelle internationale. On a vu ça notamment pour un certain nombre d'armes où les États-Unis par exemple n'avaient pas signé ou ratifié des traités.
Pourtant, ils se refusaient à les employer parce qu'ils savaient qu'ils seraient vus par la communauté internationale comme indignes d'être traités comme des démocraties libérales. De la force de l'exemplarité. Merci infiniment, Laure de Roucy-Rochegonde, d'avoir été notre invitée aujourd'hui.
Je rappelle que vous êtes directrice du Centre géopolitique des technologies de l'IFRI et je renvoie à cette étude que vous avez publiée, Promesses artificielles ou régulations réelles : inventer la gouvernance mondiale de l'IA, c'est publié par l'IFRI en février 2025. Merci de votre fidélité, merci de nous avoir suivis. On se retrouve comme toujours sur nos réseaux sociaux, sur Arte.
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