Regarde ça. Qu’est-ce que tu veux dire, mec ? Ils te disent casse-toi, c******, retourne dans la rue !
Du mobilier anti-SDF, vous en voyez tous les jours. Vous n’y faites peut-être même plus attention, et pour cause, c’est précisément l’objectif : virer les SDF en toute discrétion. Mais alors d’où ça vient et qui réfléchit à ces dispositifs ?
Pour comprendre comment tout ça se met en place, on est allés voir des exposants de mobilier urbain. On a aussi passé quelques coups de fil à des fournisseurs. Dans cette vidéo, vous allez voir comment nos villes s’organisent pour repousser les sans-abris.
Des pics, oui, mais aussi des bâtiments et même des quartiers anti-SDF, vous allez voir qu’en la matière, on n’arrête pas le progrès. Au revoir, monsieur. La foi en l’humanité là… Je vous montre 2-3 trucs ?
Lui, c’est Christian Page. Vous avez peut-être déjà vu passer ses tweets ou ses interventions dans les médias : Christian, c’est le SDF 2. 0.
Avec Stéphane, qui dort dans la rue depuis plusieurs mois, on est allés faire un tour des installations anti-SDF qui prolifèrent à Paris. Et y’a un endroit en particulier où Christian et Stéphane ont tenu à nous amener. Regarde.
À cet endroit là. . .
T’avais des lames de scie et des pics. si tu veux ramener des billots de bois, tu pouvais les scier gentiment, ici. Et le pire, c’est que c’est devant la déclaration.
Grâce à leur signalement, ces lames de scie installées devant cet immeuble de logement social ont vite été enlevées par la mairie du 19e arrondissement. Ça, c’est le niveau 1 de l’arsenal anti-SDF. Brutes, cruelles, dangereuses, ces installations, elles sont souvent faites à partir d’articles de bricolage, détournés pour dissuader quiconque de s’installer.
On en trouve aussi via des entreprises spécialisées, comme chez ce fournisseur. Sous le prétexte de la sécurité, ces barrières “anti-intrusion” sont conçues pour apporter un maximum d’inconfort. Et on en retrouve beaucoup sur la carte des Pics d’Or, qui recense les dispositifs anti-SDF pour élire les plus cruels d’entre eux.
Et s’il y en a autant, c’est pour une raison très simple. C’est qu’il n’y a jamais eu autant de personnes à la rue. Il y a trois fois plus de sans-domiciles aujourd’hui qu’au début des années 2000, par exemple.
La crise du logement est devenue tellement importante que ces personnes sont là faute d’autre solution. Les prix à l’achat, ils ont triplé en 20 ans. Et évidemment, ça participe à évincer toute une partie de la population qui auparavant réussissait tant bien que mal, c’était pas le paradis, mais à trouver au moins des appartements.
Parfois de mauvaise qualité, mais ils en trouvaient un petit peu. Aujourd’hui, on estime à 330 000 le nombre de personnes sans domicile. Si c’était une ville, ce serait la 6ème plus peuplée de France, au coude à coude avec Nice.
Parmi ces 330 000 personnes, on compte 27 000 sans abris, c’est-à dire des personnes qui dorment dans la rue, dans leur voiture ou sous un pont. Je ne veux plus, d'ici la fin de l'année, avoir des femmes et des hommes dans les rues. Ça, clairement, c’est raté.
La crise du Covid n’a rien arrangé. Comme pour Stéphane, qui travaillait comme cuisinier dans des restaurants réputés avant que la pandémie ne lui fasse perdre son boulot. J’ai été 18 ans au Luxembourg, j’ai été 3 ans en Suisse.
Il fallait que je retrouve du travail. Voilà pourquoi je suis revenu sur Paris. Ça fait un petit peu plus d’un an que je suis dans la rue.
Autant dire que des pics, des barrières ou des scies, Stéphane et Christian en ont vu pas mal. Mais dans l’arsenal de guerre contre les sans-abris, ça n’est que le premier niveau. Après t’as des trucs un peu plus vicieux.
Parce que les lames de scie, c’est efficace, mais c’est trop visible, trop frontal, trop facile à dénoncer. Alors pour virer les SDF sans passer pour un c******, eh bien il faut ruser. Ces trucs vicieux, c’est le niveau 2 et c’est ce qu’on appelle le design hostile.
Prenez ce banc. C’est un banc Davioud, l’un des modèles de bancs publics les plus répandus à Paris depuis la fin du 19ème siècle. Mais de nos jours, il faut croire que le Davioud est devenu trop confortable.
Aujourd’hui, la mode est plutôt à l’inconfort. Vous connaissez sûrement déjà l’appui ischiatique, très en vogue dans le métro et sa version barcelonaise pour une posture “équilibrée et confortable”. Pour soigner votre mal de dos, optez pour le banc Camden ou le banc Serpentin de chez Factory Furniture, la référence anti-sieste sauvage.
Craquez pour le banc champignon et son design épuré, disponible en 3 déclinaisons pour satisfaire toutes vos envies. D'ailleurs, vous voyez ce genre de banc en acier perforé ? Figurez-vous que ce n'est pas que pour faire joli.
Les trous laissent passer l'air et rendent la surface plus froide. pour qui s'assoit dessus ou cherche à y dormir. Et le cas d’école, c’est ce banc là, avec des accoudoirs placés au milieu.
Du mobilier anti-SDF ? Non, c'est juste un banc pour séniors pour que les vieilles personnes puissent se relever plus facilement. Ceux-là, dans le métro de Barcelone ?
Non, vous voyez bien, ce sont des accoudoirs “inclusifs” à destination des personnes à mobilité réduite. Tu sais, les gens ne se doutent pas que le truc c’est anti-SDF. “Tiens, ils ont mis des bancs”.
Ils voient pas le truc. Mais alors qui fait ça ? Qui réfléchit à ces techniques pour éloigner les SDF ?
Pour le comprendre, on s’est rendus au salon des maires de France, le rendez-vous des exposants de mobilier urbain. Mouais. Pas hyper convaincant.
Alors on a essayé une autre approche. Oui, bonjour, je vous appelle parce que j’ai des SDF qui squattent en bas de mon entreprise et j’aurais aimé trouver des solutions pour euh… bah les virer, quoi. Alors non, on l’a jouée un peu plus fine que ça quand même.
Je me suis fait passer pour un petit patron cherchant à “dissuader les personnes de passage d’occuper les espaces devant mon entreprise. ” Et on n’a pas été déçu. Oui.
La borne marine ? On a découvert une certaine expertise en la matière. Ça, c’est le cœur de la stratégie : ne laissez pas dire que vous agissez contre les SDF.
Comme ici, dans le 10ème arrondissement. “Ah non ! Nous on n’a rien contre les SDF, on veut juste que les gens puissent attacher leur vélo”.
Ou ici : “Ah non, nous on veut juste végétaliser un petit peu. Vous n’aimez pas les plantes ? En tout cas, de ce que vous me dites, je suis assez confiant.
On devrait pouvoir réussir à empêcher les gens de se mettre là. L’objectif avec ce genre de dispositifs, c’est pas seulement d’éloigner les sans abris, c’est aussi de les invisibiliser. Quand on étudie l’empathie, elle est sensible à cette distance sociale et que plus l’autre est lointain de moi, eh bien moins je vais ressentir de l’empathie face à lui ou elle.
Mais même si ça, c’est plus subtil que ça, il existe du mobilier anti-SDF encore plus vicieux. Ça, c’est le niveau 3 et il est très difficile à dénoncer pour une simple et bonne raison : c’est que ces dispositifs, ils sont invisibles. Prenez cette pente.
On passerait devant sans s’arrêter, pourtant, c’est un exemple précurseur de ces dispositifs invisibles. Parce que cette pente, elle empêche bien les SDF de dormir à cet endroit. Dans la ville du futur, les constructions elles-mêmes peuvent être anti-SDF.
Et pour le comprendre, il nous faut faire un tour dans le Los Angeles des années 90. En 1992, sur fond de violences policières, la Cité des Anges est en proie à d’importantes émeutes. Alors pour sécuriser les lotissements, architectes et criminologues vont s’associer pour trouver une solution.
Et il va en ressortir une théorie miracle. Le CPTED. Cinq lettres pour une théorie urbanistique qui, en soi, n’a rien de cruel.
Influencée par les travaux de Jane Jacobs et le principe de surveillance naturelle, elle postule que les délinquants agissent sur la base d’éléments objectifs. Et que donc, en modifiant l’environnement et le design, il est possible de dissuader le passage à l’acte. Imaginez un point de deal quelque part.
Si vous peignez le mur en jaune, par exemple, vous allez attirer le regard des passants. Agrandissez les fenêtres. Construisez des balcons et rendez les rez-de-chaussée habitables pour créer un vis-à-vis.
Eh bien le délinquant, il va peut-être réfléchir à deux fois avant de faire ça là, qu’il s’agisse de vendre de la drogue ou d’agresser quelqu’un. Le fait d’être entouré d’autres gens va instaurer ce qu’on appelle une surveillance sociale informelle. Ça exerce sur moi une forme de pression, de contrôle social, et je vais me comporter conformément aux normes sociales.
Bref : le CPTED, c’est quand les bâtiments font la police. Le problème, c’est qu’entre un délinquant et un sans-abri, les bâtiments voient pas la différence. Sur cette base, les architectes et urbanistes ont commencé à transformer les villes selon deux grands principes.
Premier principe donc, la surveillance naturelle. Des balcons, des vérandas, mais aussi des fenêtres plus larges. La visibilité doit être optimale.
À l'inverse, les abris, les impasses et les recoins doivent être éliminés. Deuxième principe, la territorialité. L'idée, c'est qu'on surveille toujours mieux ce qui est à soi : couleurs, motifs, panneaux.
Le but, c'est de créer une communauté qu'on a envie de défendre. Et ça, ça passe aussi par la création d'espaces semi-privés, les places de parking réservées, les allées, qui vont avoir pour effet d'étendre la zone de surveillance et de créer un sas à partir duquel la présence d'intrus sera détectée plus tôt. Ces principes, dont l’effet sur la criminalité restent difficile à mesurer, ils ont été importés en Europe.
Aujourd'hui, on les retrouve dans un certain nombre de normes qui contraignent les architectes à des designs de prévention de la malveillance. Il suffit de regarder les nombreux écoquartiers sortis de terre ces dernières années. On retrouve le cahier des charges du CPTED à tous les niveaux : rez-de-chaussée vitrés, fenêtres larges, balcons et garde-corps transparents.
Enfin, chez nous, on parle plutôt de prévention situationnelle qui consiste à prendre des mesures ou adopter des moyens pour réduire les occasions de passer à l'acte. En gros, il s'agit d'éliminer tous les espaces qui pourraient produire de la criminalité. Bon, alors, qu'on soit clair, c'est super d'augmenter la sécurité d’un quartier.
Le problème, c'est qu'en prétendant lutter contre la délinquance, ces communes peuvent utiliser les mêmes techniques pour éloigner les SDF. Et ça va loin. Aujourd'hui, on sait construire des bâtiments de manière à utiliser le vent contre les populations indésirables et créer des tourbillons d'air froid à des endroits précis.
Les courants d'air dans les tunnels du métro ou sur les quais des gares, ils sont étudiés. Même logique pour les dispositifs de harcèlement sonore, comme à la gare de Rennes qui diffusait de la musique classique 24 h sur 24 pour chasser les squatteurs. Ou encore ces dispositifs de harcèlement lumineux qui clignotent pour éloigner les personnes indésirables.
Est ce que ces mesures visent uniquement les délinquants ? Clairement pas. Donc il y a des opérations de rénovation des centre-villes, etc, qui s'accompagnent parfois, hélas aussi d'opérations pour faire partir ceux qui font tâche dans le décor.
Oui, vous pouvez aller à Tours, à Angers. . .
À Blois. Mais qu’est-ce que je vais b****** à Blois ? Moi j’suis bien à Paris.
Quand tu vis dans la rue, tu vis à un endroit. Et ça, aujourd’hui, nos villes ne l’acceptent plus. Une rue, c’est fait pour circuler et un banc, c’est fait pour s’asseoir, pas pour dormir.
Dans une optique de prévention, les espaces publics sont aujourd’hui conçus avec une fonction. Et tout ce qui ne relève pas de cette fonction n’a plus lieu d’être. Ça crée une ville qui est inhospitalière.
qui est volontairement inhospitalière. Pour attirer les touristes, il faut que la ville soit un bel écrin. C’est une forme de privatisation ou de marchandisation de l’espace public.
C’est-à-dire qu’il a un intérêt simplement pour circuler ou pour aller faire ses courses. Et pas pour se poser et profiter de cet espace public gratuit. D’ailleurs cette privatisation, elle est facilement mesurable à Paris.
En 20 ans, près de 600 bancs publics ont disparu de la capitale. Rapporté à la population, il y a aujourd’hui 1 place assise publique pour 86 habitants. Un chiffre qu’on peut comparer avec le nombre de places en terrasse, places assises privées donc, qui est lui de 1 place pour 8 habitants.
Et ça, c’est autant un problème pour les SDF que pour les personnes âgées ou n’importe quel citoyen qui voudrait s’asseoir. En excluant une catégorie de la population qui est vulnérable, on en exclut d’autres en même temps. Donc c’est lourd de sens comme décision.
Personne n’est heureux en prenant le métro, en sortant de chez soi, de voir des dizaines, des centaines parfois de personnes qui dorment dehors. C’est pas une vue agréable. Sauf que c’est une réalité et que le mieux c’est de l’affronter.
En France, il y a 10 fois plus de logements vacants que de SDF. Alors si on veut réellement les virer de nos rues, il y a une solution qui elle est toute simple : c’est de leur trouver un toit.