Bonjour ! L’image que nous avons retenue aujourd’hui est l’histoire… d’un fiasco. Une déclinaison publicitaire de « l’arroseur arrosé ».
Dans ce spot, le géant Apple, était bien décidé à vanter les mérites de sa nouvelle tablette. . .
ultra plate. Seulement voilà, dans cette affaire, l’aplatisseur de symboles s’est lui-même retrouvé. .
. aplati. Accusé sur les réseaux sociaux de prôner la destruction du génie humain à grands coups d’intelligence artificielle, le géant californien s’est vu contraint de faire machine arrière.
Mais pourquoi cette image du virtuel, venant écrabouiller notre bon vieux monde physique, a-t-elle suscitée une si vive émotion ? « Crush ! », « écraser » en français, c’est le nom de ce spot.
Dans un hangar blafard, s’amoncelle sur un plateau une pyramide d’objets représentatifs du génie humain, dans le domaine des sciences et des arts. Dans ce gigantesque enchevêtrement, on distingue également des objets qui symbolisent les applications phares de la marque, comme Apple Music pour le streaming, Final Cut pour le montage vidéo, ou encore Garage Band pour la production musicale. Apple se permet même une référence à sa propre histoire, avec cette lampe qui rappelle le logo de Pixar, un studio d’animation créé en 1986 par Steve Jobs, ancien directeur légendaire de la marque.
Dans un bref mouvement de caméra en contre-plongée, apparaît alors une imposante presse hydraulique. Impitoyablement, elle se referme lentement, écrasant un à un. .
. trompette, borne d’arcade de jeux vidéo, pots de peintures et guitare. Quand le monstre d’acier s’ouvre 50 secondes plus tard, il ne reste plus qu’une tablette iPad, ultra fine et presque invisible.
La vidéo adresse alors un message clair : avec sa puissance, le nouvel iPad condense toute la créativité humaine et le meilleur de la marque dans un objet presque aussi fin qu’une feuille de papier. La bande son est également porteuse de message, on y entend un tube de 1971, signé Sonny and Cher, « All I Ever Need Is You », « Tout ce dont j’ai besoin, c’est de toi », comprenez. .
. la tablette. Présentée le 7 mai dernier sur X par le PDG d’Apple, Tim Cook, la pub semble s’être inspirée de ces vidéos défouloir qui pullulent sur TikTok, où l’on montre des objets en train de se faire écraser.
Si la viralité a bien été au rendez-vous, elle l’a été de façon. . .
totalement contreproductive. D’emblée, de nombreux internautes s’insurgent sur les réseaux sociaux, reprochant à Apple « d’écraser l’âme de l’humanité ». L’acteur anglais Hugh Grant s’est même fendu d’un tweet assassin : « La destruction de l’expérience humaine, avec l’aimable autorisation de la Silicon Valley ».
Un bad buzz, très inhabituel pour la marque à la pomme. Spécialiste de la Tech et de la communication, Maxime Delmas est le fondateur de Creapills, un média qui analyse la créativité publicitaire. Il nous explique comment ce retour de bâton s’est déclenché.
La peinture, la musique, les jeux vidéo, ça représente des expressions libératrices de la créativité, ça procure des émotions et les détruire en plus de représenter un gâchis, on va dire assez inutile, c'est une forme d'attaque directe en fait, à notre affect, à nos émotions. Ensuite, précisons que Apple n'est pas une marque lambda, c'est une icône. C'est un géant aussi puissant que certains états et c'est surtout une « love brand ».
C'est une marque qui suscite une forte affection, une loyauté émotionnelle de la part de ses consommateurs. On peut même dire que c'est une marque qui ne s'appartient plus. Elle se cultive une image si proche de la perfection que la moindre erreur qu'elle peut faire sera pointée du doigt et grossie 1000 fois.
Si la maladresse d’Apple se répand comme une traînée de poudre, les critiques sont particulièrement virulentes dans plusieurs pays. Notamment au Japon, où les outils artisanaux et les objets artistiques sont vénérés. .
. Face à un tel tollé, il était temps pour la marque de réagir. La communication d'Apple est à l'image de la société : aussi puissante que discrète.
Apple s'exprime très rarement. Elle n'annonce ses grandes nouveautés que lors de grandes messes hyper contrôlées. Il est impossible de commenter ses vidéos et surtout ses publicités sur YouTube.
Elle possède un compte X, ex-Twitter, avec presque 10 millions d'abonnés et pas un seul message partagé. Il n’y a pas d’équivalents en termes de marques iconiques comme Apple. Pour éteindre l'incendie, ce qu'a fait Apple, c'est qu'elle a retiré la publicité de son plan média.
Elle prévoyait une diffusion digitale et télé dans le monde. Donc ça, elle a dit stop. Donc c'est moyen aussi pour elle de dire : « on a compris ».
Apple a uniquement envoyé Tor Myhren, vice-président du marketing de la marque, relativement inconnu du grand public, mais personnage très influent dans la communication d’Apple, qui est parti du coup s’excuser dans un média spécialisé communication, publicité qui est AdAge, un média américain. Donc un message d’excuse qui au final était simple, on a raté le coche avec cette vidéo, on en est désolé. En moins d’un mois, la vidéo cumule plus de 3 millions de vues sur YouTube, alors même qu’Apple a tout fait pour éteindre la polémique via un mea culpa d’une ampleur inédite.
Il n’en fallait pas plus pour que des marques concurrentes profitent de l’aubaine pour faire parler d’elles. Une stratégie très répandue aux États-Unis, où l’on se rend coup pour coup, comme dans un match de boxe. Et, pour une fois, c’est Apple qui en sort.
. . aplati.
Samsung a été la première à utiliser la bonne vieille technique du tacle publicitaire, technique bien connue entre Pepsi et Coca-Cola, par exemple. L'idée, c'est quoi ? C'est de retourner la pub originale contre son créateur.
Et dans cette pub de Samsung en fait, ce qui est génial, c'est qu'ils ont fait la suite de la pub d'Apple. On voit une femme qui s'avance dans les débris générés par la presse hydraulique qui va ramasser une guitare à moitié détruite et qui va jouer un morceau en lisant sa partition sur une tablette Samsung avec un message final qui est clair et net : « La créativité ne peut être écrasée. » C'est un coup de génie de la part de Samsung : une vidéo qui a été vue presque 6 millions de fois sur leur compte X.
Donc, c’est extrêmement malin. De leurs côtés, des internautes taquins se réapproprient la vidéo, tout simplement en l’inversant. La presse hydraulique se levant pour donner vie aux objets symboles de créativité.
Un twist parodique qui met en évidence l’échec de la campagne. En 2008, une pub pour la marque LG écrasait déjà des objets créatifs pour vanter les mérites d’un téléphone. Un spot qui ressemble étrangement à celui d’Apple mais qui, à l’époque, n’avait pas suscité la moindre polémique.
Notre manière d’appréhender la technologie, et plus particulièrement l’intelligence artificielle, qui est omniprésente dans nos smartphones, semble donc avoir muté. Les codes visuels pour vanter le progrès technologique se sont-ils inversés ? Et sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’un nouveau mal du siècle : « l’IA anxiété » ?
On rêvait d'avoir des intelligences artificielles et des robots en général pour travailler à notre place pendant que nous, on créerait de belles images, de belles musiques, des textes qu'on se reposerait, etc. Et on a l'inverse, on a des intelligences artificielles qui font tout le travail créatif intéressant pendant que nous derrière, eh bien on va faire des choses, des tâches dénuées d'intérêt ou carrément nous allons nous retrouver au chômage. On voit écrabouiller des objets qui sont fabriqués à la main, ce sont des objets assez précieux, créatifs.
Et là, on se retrouve vraiment dans Les Temps Modernes de Charlie Chaplin, avec l'être humain qui est écrasé par la machine. Dans la toute première pub Apple pour le Macintosh en 1984, qui a été réalisée par Ridley Scott, on voit des gens qui apprennent à coder dans une pièce sinistre avec un instructeur qui ressemble trait pour trait au sergent-chef de Full Metal Jacket qui leur hurle dessus. Et tout à coup, Apple invente le Macintosh pour montrer qu'un ordinateur peut débrider la créativité humaine.
Donc on passe d'un monde carcéral à la liberté. Et là, l'innovation semblait vraiment accompagnée d'un progrès social. Et la pub récente d'Apple elle, elle apparaît comme le négatif de cette première pub Macintosh de 1984.
La créativité qui foisonne est écrasée par la presse hydraulique de la « World Company » et la peinture qui dégouline, c'est en quelque sorte le sang des hommes écrasés par Apple. Et ce qui se passe actuellement avec l'IA, ça avait été anticipé par la littérature de science-fiction dans les années 60. Dans Benny Cemoli n'existait pas, une nouvelle de Philip K.
Dick qui date de 1963, l'auteur imaginait des « algos rédacteurs », c'est-à-dire des journaux écrits par des algorithmes. Et tout ceci, ça arrive aujourd'hui. L'intelligence artificielle commence à remplacer les juristes.
Elle remplace les traducteurs et elle touche aussi la créativité. Elle touche les artistes. Avec Chat GPT et ses avatars, l’intelligence artificielle générative est maintenant capable de produire toutes sortes de contenus sur une simple requête.
Pour la première fois, l’IA se met à produire du langage et de l’art. Une étape particulièrement déstabilisante pour nous autres, les êtres humains. C'est un privilège qui appartenait autrefois à l'humain et qui ne lui appartient plus.
Avec l'IA, nous sommes en train de vivre une abolition des privilèges. C'est un décentrement qui est aussi important que Copernic et Galilée avec le décentrement cosmologique. Nous ne sommes plus au centre de l'univers, que Darwin avec un décentrement biologique dans la suite des espèces, nous ne sommes plus l'espèce principale, ou Freud, avec le décentrement psychologique, nous ne sommes plus maîtres de notre propre maison.
Entreprise leader de la tech mondiale à la puissance marketing inégalée, il est fascinant de constater à quel point Apple contribue depuis 40 ans à créer un imaginaire commun du futur. Mais si la marque se situait jusqu’ici du côté de l’utopie, en proposant des objets high tech qui libèrent la créativité humaine, avec cette campagne-ci, elle nous montre un monde angoissant, digne d’un film de science-fiction. Une vidéo d’une minute qui semble cristalliser, à elle seule, toutes les craintes contemporaines autour de l’intelligence artificielle.
C’était une enquête de David Caillon pour le Dessous des images. Salut à tous !